Attire mon attention : comment les époques sont incapables de penser leur propre finitude, leur nature passagère, mais se pensent toujours d’une façon ou d’une autre comme définitives. Et c’est peut-être là une définition du concept d’« époque » : ce qui, dans le temps social, se représente comme définitif. Au Mucem, l’exposition « Méditerranées » constitue une expérience de cet ordre épochal qui, commençant par exposer l’inexistence de son objet (il n’y a pas d’unité de la Méditerranée, c’est une construction de l’Europe coloniale), et insistant sur un pluriel qui ne résout rien, ne déplace même pas le problème, mais se contente de s’inscrire confortablement dans ce qu’on se représente comme son temps, en vient à ne tenir discours que sur les représentations de la Méditerranée, envisagées sous l’angle exclusif de la colonisation, dans une pensée toujours plus distante, s’éloignant sans cesse, qui est toujours la pensée d’une pensée (pas la pensée de quelque chose réelle, si j’ose dire : en trois dimensions, mais la pensée de sa représentation par la pensée dans ce qu’elle a de plus plat), et pour qui il est impossible de franchir le mur de la représentation afin de tâcher de voir les choses telles qu’elles sont. Je parcours l’exposition avec un grand sentiment de frustration : je ne vois rien parce qu’il n’y a rien à voir, que de prétendus objets d’une science sans objet. Et je me dis que si je devais retenir quelque chose de cette exposition, l’espèce de message qu’elle fait passer, ce serait celui-ci : la Méditerranée est fasciste. Bref, c’est peut-être de la science, mais ce n’est pas très intéressant. Un peu plus tôt, devant l’installation de l’artiste Rima Djahnine (dans le cadre de l’exposition « Revenir »), j’avais été étonné d’entendre cette voix qui commentait des phares dans la nuit invoquer la nécessité d’une déconstruction de l’exil avant de faire remarquer in fine que la déconstruction ne permet pas d’échapper à la culpabilité de l’exil. À quoi bon déconstruire, dès lors, si l’on se sent aussi mal après qu’avant ? À rien, je crois : c’est un discours qui se parle à lui-même (l’artiste qui ne déconstruit pas, de toute façon, on ne l’expose pas). C’est difficile d’échapper à son époque. Difficile de penser au-delà d’elle parce qu’on est enfermé dans ses concepts, enfermés dans la fausse évidence de ce qui semble aller de soi, mais n’est que l’expression d’un certain Zeitgeist, qui ne diffère fondamentalement pas de celui qui le précédait, n’est rien que le produit d’un jeu d’oppositions essentiellement vain : on croit avoir gagné la guerre culturelle, mais la roue de l’histoire a déjà tourné. Le mur de la représentation, pourtant, il est possible de le franchir. Il y a tout l’univers pour cela. Collines dans la brume ce matin, en courant. Quatorze kilomètres parcourus avec ce sentiment d’être avec le monde — pas dans, pas à côté, parmi —, avec l’espace, dans toutes ses dimensions, et non pas dans une pensée plate des choses, qui repoussent toujours les choses trop loin de nous. Ensuite, j’ai trempé mes pieds dans la mer et, encore qu’elle fût froide, je n’ai pas eu envie de lui mettre un s au cul pour la réchauffer, à la Méditerranée : elle était là, c’était tout, et moi aussi. Peut-être n’est-ce qu’un nom, mais c’est un beau nom, et une belle chose. Qu’on s’y plonge un peu, pour voir.

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