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Faut-il se sentir coupable d’aimer la vie ? Mais qui, aimant la mort, se sent coupable d’aimer la mort ? Diverses formes de ces amours ne changent rien à l’histoire : être avec les gens, ne pas être contre les gens et ne pas croire que « Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». Souvent, c’est vrai, je ne suis avec personne, et ce n’est peut-être pas plus mal, non ainsi ne suis-je contre personne. Alors je me dis : peut-être qui se sent quelqu’un, qui veut se sentir quelqu’un, voire pire, qui veut être quelqu’un, aimera mieux la mort que qui, se sentant personne, ne souffrant pas de l’angoisse de l’être, personne, aime mieux la vie car la sachant chose publique, ouverte à tout le monde, et non pas privée, personnelle. Ce matin, à la demande de Daphné — qui, après avoir vu le Journal d’Anne Frank qu’elle a déjà lu n’a pas tardé à vouloir ressortir —, je suis entré dans une librairie du quartier où nous résidons, et c’est un sentiment de déception qui m’a gagné, mais une déception qui n’avait rien de bien original, une bête déception banale, non parce qu’il n’y avait aucun de mes livres (il y a bien longtemps que j’ai renoncé à les chercher sur les étals des bouchers des lettres), parce qu’il n’y avait rien,  dans cet endroit froid et triste, que les cases banales qui structurent désormais le désir d’évasion, d’aventure, de pensée : ici, les polars, là, les coups de cœur queer, en vitrine l’annonce de la rencontre avec Tricia Coupez ou dieu sait qui, tout est tellement dans sa niche, comment pourrait-on apprendre quelque chose, comment pourrait-on découvrir quelque chose ? Dans ces lieux de perdition mentale, il n’y a pas de fond, comme on dit, on ne le touche jamais, on s’enfonce, dans une actualité sans cesse renouvelée : ici, on est certain d’être du bon côté d’une histoire dont la roue a déjà tourné, pourtant, et ne va nulle part, ce faisant, se replie toujours un peu plus sur elle-même, qui ne sait pas qu’il est possible de changer de direction, qu’on peut rêver d’autre chose, qu’on peut aimer autre chose, avoir envie d’ailleurs, et d’y aller. Mais ce n’est pas triste, non, je le répète : c’est tout simplement banal, comme deviennent banals ces livres qu’on expose parce qu’ils ont été bannis par je ne sais quel pouvoir fascisant, ils sont actuels, normaux, ils sont de leur temps, ils sont présents, ils sont au présent, et c’est terrifiant. Que les fascistes haïssent les livres au point d’en faire des instruments de pouvoir, c’est normal, c’est la seule façon de faire qu’ils connaissant, et c’est ce qu’on attend d’eux, on n’est pas pris par surprise quand ils le font, mais que celles qui se prétendent leurs ennemies agissent de même, par réaction, et l’on comprend qu’aucune de ces gens n’aiment lire, n’aiment l’idée de la lecture, d’une expérience qui déplace, décentre, trouble, étrange, il faut que tout soit lisible, au contraire, que tout conforte, rassure, réconforte, quand les livres devraient être des labyrinthes immenses comme le monde où il nous aura été donné de naître. Voici venu le temps de l’illettrisme universel. Mais peut-être que je ne comprends rien, peut-être que je vocifère dans le silence du dialogue intérieur de mon âme avec elle-même, peut-être que je raconte n’importe quoi, c’est vrai, qui m’aime, moi ? Alors, tu sais quoi ? Eh bien, je me contente d’aimer la vie. Ce n’est pas si mal, après tout.