M’éveillant en pleine nuit (circa cinq heures du matin), je note une phrase que j’oublie. À présent que j’y pense, je me dis que c’est pour elle que je me suis réveillé, pour l’accueillir, l’écrire, et recoucher ensuite Daphné qui se plaindra d’avoir fait un cauchemar, et suppose que ces événements qui semblent distincts les uns des autres — mon réveil, la phrase qui me vient et que j’écris, le cauchemar de Daphné qui la réveille et la conduit jusqu’à notre chambre pour que l’un de nous deux la recouche dans la sienne — ne sont qu’une seule et même séquence qui chevauche le sommeil et la veille, la pensée et la réalité, le rêve et l’éveil, des morceaux de langue sautant d’un monde à l’autre sans solution de continuité. Dans la chambre où nous dormons durant notre séjour à Marseille, au mur en face du lit, il y a accroché un tableau qui figure un paysage, une colline couverte d’arbres plus ou moins verts, plus ou moins sombres, plus ou moins bleus, un ligne diagonale descendant du haut à gauche vers le tiers supérieur droit découpe la vue, opposant ainsi un quart supérieur droit gris bleuté sombre aux trois quarts du reste plus vert. Ce n’est pas laid, mais ce n’est pas une œuvre d’art. Et j’ai passé un long moment, il y a deux nuits de cela, je crois, avant de me coucher, à regarder ce tableau, qui est là, en face de moi, accroché au mur, cependant que j’écris, et vers lequel je lève la tête à intervalles réguliers, à regarder ce tableau et à me demander, étant donné qu’il n’est pas laid, étant donné qu’il n’est pas mauvais (le regardant, je me disais : Voilà tout de même le genre de choses que j’aimerais être capable de faire et que je ne suis pas capable de faire), mais que ce n’est pourtant pas une œuvre d’art, moins ce qui distingue un tableau qui serait une œuvre d’art d’un tableau qui n’est pas une œuvre d’art, que ce qui, en dehors de tout contexte de validation sociale des œuvres par les institutions d’expertise et d’évaluation, permet de dire de ce x que ce n’est pas une œuvre d’art contrairement à cet autre x qui en serait. Je peux dire : « Ce tableau me plaît », c’est-à-dire que je lui trouve des qualités esthétiques que d’autres artefacts du même ordre n’ont pas forcément, mais je ne peux pas dire : « Ce tableau est une œuvre d’art. » À rebours, pourrais-je dire d’un x que c’est une œuvre d’art tout en disant qu’il ne me plaît pas ? Il y aurait deux sens alors de « x est une œuvre d’art » : un qui dit que « x est une œuvre d’art » signifie que les institutions d’évaluation et de validation reconnaissent x comme une œuvre d’art et l’autre qui dit que « x est une œuvre d’art » signifie que je place x dans une sorte de panthéon des artefacts que je préfère. Mais alors, si je dis que cet x-là que j’ai sous les yeux cependant que j’écris n’est pas une œuvre d’art, est-ce au sens institutionnel ou personnel ? Est-ce que je ne considère que mon expérience ou est-ce que je le situe dans la perspective publique des x déjà validées comme œuvres d’art par les institutions qui ont la charge de procéder à des évaluations et des validations de ce genre ? Est-ce que je peux réellement séparer le sens institutionnel du sens personnel ? C’est-à-dire : le sens personnel n’est-il pas imprégné du sens institutionnel, les raisons pour lesquelles je suis enclin à considérer des x comme des œuvres d’art étant informées par les œuvres déjà évaluées et validées par les institutions chargées de le faire ? Qui charge ces institutions et les raisons pour lesquelles on les charge de procéder à ces évaluations et ces validations est une autre question (que je poserai un peu plus loin, peut-être). En outre, ce tableau, que je ne suis pas enclin à considérer comme œuvre d’art, me conduit toutefois à me poser toutes ces questions, ce qui n’est pas un petit mérite pour un tableau. Or, cela ne plaide-t-il pas en faveur de son classement dans les œuvres d’art ou est-ce seulement ma disposition d’esprit à moi ? C’est peut-être ma disposition d’esprit à moi, mais les autres tableaux et dessins présents dans l’appartement que nous occupons ne me conduisent pas à ce genre de réflexions. Ce qui me conduirait à penser qu’il s’agit d’autre chose que de ma pure et simple idiosyncrasie, ici. Mais quoi ? La nature des x, la nature des choses ? Non, je ne crois pas à cela si par « nature » on entend quelque chose comme l’essence des choses. Quoi alors ? L’autre soir, quand je me suis demandé ce qui faisait que cet x n’était pas une œuvre d’art, je me suis demandé ce qui faisait que cet x n’était pas une œuvre d’art alors que tel x de Cézanne était une œuvre d’art, par exemple « La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves (1904-1906) », auquel les couleurs du x que j’ai sous les yeux peuvent vaguement faire penser, et une réponse parmi d’autres, c’est l’absence de point de vue, ou un point de vue absent, quand je regarde ce petit tableau, c’est comme s’il était peint depuis nulle part, et l’on ne voit pas sa nécessité en le regardant, la nécessité de cette vue-là, la nécessité de cette vision-là. Évidemment, on pourrait objecter que la nécessité que je crois déceler dans le tableau de Cézanne, ce n’est pas moi qui la décèle, mais l’histoire de l’art, le mythologie qui entoure Cézanne, mon goût pour les paysages méditerranéens, le prestige et le prix des tableaux, etc. Et tout cela est vrai : dans la recherche des explications, il arrive toujours un moment où l’on bute, comme disait Wittgenstein, où l’on ne peut plus avancer, en tout cas, pas dans cette direction où l’on s’était engagé et où il nous faut repartir dans un autre sens, aller voir ailleurs. Est-ce simplement parce que je l’ai là, sous le nez, que ce tableau me conduit à me poser tant de questions ? Peut-être, oui, tout simplement. Tout à l’heure quand, devant la télévision, je me suis trouvé devant des spots publicitaires vantant les mérites de ce que les institutions culturelles de mon pays considèrent comme de l’art, je me suis senti très mal à l’aise parce que rien de ce que l’on me présentait comme des œuvres d’art ne me paraissait pouvoir être un candidat sérieux au statut d’œuvre d’art, mais ce n’était pas la question, la question, c’était l’idéologie politique qui conduit à ne retenir comme œuvres d’art que des produits culturels stéréotypés et dont les propriétés esthétiques sont secondes par rapport aux propriétés politiques : si l’idéologie exprimée par x ne correspond pas à celle promue par les institutions culturelles, x ne peut pas prétendre à être considéré comme une œuvre d’art quelles que soient par ailleurs ses propriétés esthétiques. C’est qui m’a mis mal à l’aise : tout ce qui était mis en valeur me semblait dire exactement la même chose, comme les livres dans les librairies, comme les chansons à la radio, comme tous les produits culturels mis en valeur par les institutions culturelles. Quand, de nouveau, je me suis trouvé devant mon petit tableau accroché au mur en face du lit, j’ai pensé aux questions que je m’étais posées il y a deux nuits de cela, et que cette petite chose insignifiante ou quasi puisse susciter de telles interrogations, par opposition à la machine culturelle qui n’est qu’une vaste et insipide tautologie, me semble un hasard des plus heureux.

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