Radio : la délectation avec laquelle je parle et m’écoute parler finit par me mettre mal à l’aise. Sauf erreur de ma part, on ne dispose pas d’enregistrements de la voix de Ludwig Wittgenstein, ne dispose pas de films de lui non plus, quelques photographies, plus ou moins heureuses, dont une, passablement floue, prises sur le lac Eidsvatnet à Skjolden en Norvège, où on le voit ramer sur un canot, et dont l’existence même est problématique parce qu’elle nous fait entrer sans politesse ni autre forme de procès dans l’intimité de qui n’a jamais fait commerce — c’est le moins que l’on puisse dire — de son intimité, et c’est tout. Les écrits intimes dont on dispose de lui n’était pas destinés à la publication et son œuvre publique semble s’opposer en totalité à la forme de familiarité qui se montre sur une image de ce genre. Pourtant, combien n’eussent-ils pas été plus utiles que les miens les enregistrements de la voix de Ludwig Wittgenstein ? Et combien mon journal semble vain comparé aux siens. Quand je parle, parfois, j’ai l’impression d’un débraillé qui n’est pas de mon fait, mais de celui de l’époque — vocabulaire, diction, intonation, etc. —, et contre lequel, à moins de m’enfoncer encore un peu plus profondément dans l’anonymat, et de façon volontaire, il n’y a rien que je puisse faire. Ce n’est pas que je me compare à Wittgenstein, tel n’est en tout cas pas le sens de mon propos, non, je me suis simplement dit : mon époque gardera la trace de ma voix — et la trace d’innombrables autres que moi —, mais son époque n’aura pas gardé celle de LW. Et ce n’est pas tant une remarque sur lui ou sur moi qu’une remarque sur nos époques respectives, d’où dérive, je crois, la question que voici : mon époque peut-elle encore donner quelque chose de grand, à cause de son absence de secret, de distance, d’éloignement, d’étrangeté ? Que tout soit immédiatement public, n’est-ce pas absolument effrayant ? Comme si la pensée, l’écriture, rien n’avait besoin de temps de maturité ; n’est-ce pas profondément absurde ? Comme si l’on pouvait comprendre les choses dans le moment même où elles ont lieu. Et la distance abolie de l’intimité — et le mystère de l’étrangeté qui l’accompagne —, ne restent que des gestes toujours plus vulgaires : le spectacle du pouvoir s’offre comme abolition de l’intimité. Et le pouvoir, c’est cela : l’abolition de l’intimité. Le pouvoir s’affirme dans l’abolition de l’intimité, sa haine, abolition et haine auxquelles la politique se réduit et s’acharne. Il y a d’autant moins de révélation que tout est révélé. Pas plus qu’à l’anonymat, je n’aspire au silence, mais alors quoi ? Je ne sais pas : faut-il vraiment partager la parole avec ça ? Après une semaine de temps couvert — grisaille et humidité —, le mistral se lève enfin, je l’entends, mais trop tard : nous partons bientôt. Adieu.

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