L’ultime membre de neanderthalensis avait-il conscience d’être le dernier de son espèce ? Avait-il seulement le concept d’« appartenir à une espèce », et pas seulement d’être l’enfant de, la mère de, et caetera ? Est-ce une idée qui nous est spécifique, à nous, sapiens ? J’ai conscience d’appartenir à une espèce, et pas seulement d’être le fils de, le mari de, le père de, le membre d’une famille, d’une tribu, d’un peuple, et cela me terrifie. Et mon écriture est marquée par cette terreur, non simplement par la terreur que m’inspire la modernité, mais la terreur que m’inspire mon espèce en tant qu’espèce. Le fait d’être né après la révolution industrielle n’est que la cause la plus sensible de cette terreur — dans une interprétation téléologique de l’histoire, on pourrait dire que la modernité révèle l’essence de l’espèce, mais ce serait excessif, même si la modernité et la révolution industrielle font apparaître certaines des caractéristiques de l’espèce humaine avec une netteté considérable —, mais la réalité est bien plus profonde : j’habite un monde qui est tout entier façonné par mon espèce, et qui ne l’a pas simplement colonisé — les deux sorties de l’Afrique sont les tentatives répétées et finalement couronnées de succès de coloniser la planète —, mais a fait de la colonisation son mode d’être, sa manière d’habiter le monde, tout monde. S’il existe bien quelque chose comme une « anthropocène », celle-ci ne date pas du siècle dernier, comme on veut bien le dire, pas même de la révolution industrielle, non, elle est vieille comme la deuxième sortie d’Afrique, il y a entre 90 et 60000 ans de cela, environ. Il ne peut pas y avoir de conscience qui ne soit en même temps conscience de la nature de notre espèce. Parfois, comme hier, et c’est pour cela que j’aime tant la mer, quand je me tiens en face d’elle, que je sors mon petit carnet de ma poche, et qu’entouré seulement d’oiseaux, j’ai l’impression que je ne suis pas avec, que je suis sans l’espèce, que je suis sans espèce. Et j’ai beau savoir que cela est une illusion, ne m’est-elle pas nécessaire, et comme vitale ? Dans l’Odyssée, la mer est hostile, inféconde, c’est un obstacle au désir humain, le marin Ulysse ne fait jamais que la traverser, la mer, ce n’est pas chez lui, la mer, ce n’est pas un chez soi, c’est l’antipode du chez soi, c’est le lieu inhabitable par excellence, on ne fait jamais que la traverser, le plus vite possible, pour regagner la terre ferme où les humains peuvent vivre. C’est beau, la mer, ai-je envie de dire, c’est si beau, la mer : il n’y a pas de maison. Ce qui se tient au bout de l’écriture, pourrait-ce être cela : être sans maison, être sans espèce, être sans être ?

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