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Si personne ne voit le problème, ce n’est pas qu’il n’y a pas de problème, mais peut-être que tout le monde a un problème. Mais quel problème ? Je ne sais pas. Je ne sais plus comment cette phrase m’est venue. Je crois que je pensais à quelque chose, quelque chose de précis, que je suis tombé sur une formule de ce genre, et que je me suis dit, en la généralisant, si cela se trouve, il est possible d’aboutir à quelque chose d’intéressant. Est-ce que cela se trouve ? La question demeurera pour l’instant sans réponse. J’ai mal couru ce matin. J’ai mal couru ce matin parce que j’ai mal dormi cette nuit. J’ai mal dormi cette nuit parce que, avant de m’endormir, j’ai regardé la version filmique de la Guerre des mondes, mise en scène par Steven Spielberg, et que c’était d’une nullité effrayante, le plus effrayant étant que ce n’était pas Tom Cruise qui était nul, au contraire, il est plutôt bon, mais le film en tant que tel, avec cette ellipse finale qui signifie clairement que le film n’est pas pensé en tant que film, mais en tant que produit, qui coupe ce qu’il y a de plus intéressant pour laisser voir seulement ce qu’il y a de moins intéressant, préférant à la résolution de l’intrigue et donc à son mystère, la description du nombril de l’Amérique (la famille à laquelle le héros, sorte d’anti-Ulysse, est étranger), Amérique dont on sait désormais, à supposer qu’on en ait jamais douté, ce qu’elle pense réellement du monde. Si l’Amérique est à ce point obsédée par son nombril, c’est qu’elle s’imagine elle-même le nombril du monde. Triste. Nul. Ergo. Mais, après tout, à qui puis-je m’en prendre sinon à moi-même ? Eh bien, non, ce n’est pas tout à fait exact : l’industrie culturelle a tellement fait pour muer en auteur le vulgaire faiseur qu’a toujours été Spielberg qu’on est tenté d’aller voir, histoire qu’on soit surpris. Eh bien, non, on n’est pas surpris. Ou plutôt, oui, on est surpris, surpris que ce soit cela, l’art. C’est-à-dire, en somme, pas grand-chose, mais beaucoup d’argent, dont les tonnes ont remplacé le talent, le génie, les idées, le goût, l’esthétique, tout, c’est bien connu : tu n’es pas intelligent, tes parents sont riches, un point, c’est tout, alors sois con, tu passeras peut-être pour quelqu’un de bien. Vraiment ? Non, mais au moins on ne te remarquera pas. Respire-t-on mieux de la sorte, noyé ? Sans air ? Qui sait ? Luftgebäude, le mot qui faisait tiquer Stanley Cavell, hier, et que la dernière traduction française en date ne voit même pas, qui traduit par le balnéaire « châteaux de sable » (et pourquoi pas « en Espagne » ?) semble tiré du Faust de Friedrich Maximilian Klinger (poète et dramaturge allemand, qui fut l’ami de jeunesse de Goethe, et dont le titre de la pièce, Sturm und Drang, connaîtra la postérité que l’on sait), roman où l’on trouve la phrase que voici : « Er versank in tiefe Betrachtungen; das Luftgebäude seines Stolzes fiel zusammen, und die schlummernden Empfindungen seiner Jugend schossen hervor, um seine Qual zu vermehren. » (Faust, V, 3). Ce que, en 1935, aux éditions Eugène Figuière (sises alors 166, boulevard du Montparnasse), Henri Roger traduisait par : « Il tombe dans de profondes réflexions ; l’édifice chimérique de son orgueil s’écroule en même temps, et les sentiments assoupis de sa jeunesse se réveillent pour augmenter ses tourments. » Dans une note consignée dans un carnet (Ms-157a), qui ne laisse peu de doute quant à l’origine de ce mot déroutant dans les Recherches philosophiques (cf. Vermischte Bermerkungen, 1937, 485), Wittgenstein, semblant citer de mémoire (il manque en effet la Luft du Luftgebäude), écrit : « Das Gebäude Deines Stolzes ist abzutragen. Und das gibt furchtbare Arbeit. », c’est-à-dire : « L’édifice de ton orgueil est à démolir. Et cela donne un travail épouvantable. » [Voir Granier, dans Remarques mêlées (83) : « Il faut démolir l’édifice de ton orgueil. Travail effrayant. »] Betrachtung, Luftgebäude, Stolz, tout y est, et le premier manuscrit des Philosophische Untersuchungen (Ms-142) date précisément de novembre 1936 – juin 1937, où l’on trouve, mot à mot et encadrée, la remarque qui deviendra la numéro 118 dans le texte publié à titre posthume. Comment ne pas supposer, dès lors, que Wittgenstein lisait le Faust de Klinger à cette période-là et que les mots du poète ont sauté dans le texte du philosophe ? Luftgebäude ne paraît pas moins déconcertant, mais moins zen, assurément, plus classique, voire romantique. C’est que la langue philosophique (et cela est particulièrement vrai, me semble-t-il, chez Wittgenstein) ne peut pas être un jargon : la philosophie n’est pas un formulaire technique (une sorte de science humaine), elle s’abreuve à toutes les sources qu’elle transfigure, — tout est toujours comme avant (comme cela a toujours été) et, pourtant, rien n’est plus pareil. C’est en cela seulement que la philosophie peut n’être pas datée, mais intempestive. Autrement, elle n’est qu’un commentaire vulgaire, et dispensable, surtout, de l’époque. Ce à quoi, naturellement, toutes les époques s’adonnent avec enthousiasme, qui jouissent de se regarder le nombril, de tout voir à partir de l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes (d’où elles entreprennent de déduire la réalité), pour in fine ne rien voir du tout et bâtir ces fameux édifices d’air dont la destruction est une tâche, semble-t-il, interminable.