Qui écrit ne peut pas faire l’économie de considérations relatives à l’époque à laquelle il écrit, époque où les personnes qui comptent s’appellent Taylor Swift, Kylian Mbappé, Rihanna, Elon Musk. C’est-à-dire : faire comme s’il n’écrivait pas à cette époque, comme s’il écrivait à n’importe quelle époque, comme si cette époque était, ceteris paribus, semblable à celle de Descartes ou de Platon. Considérations préalables, peut-être, du moins aussi, en ce sens qu’il ne s’agit pas tant alors d’écrire sur l’époque (de la commenter, d’en faire la satire, l’éloge, d’appeler à sa destruction ou que sais-je encore ?), mais de la prendre en considération, de prendre en considération le fait que c’est à cette époque qu’il m’est donné de vivre et que, par conséquent, je ne puis y échapper, ne puis faire autrement qu’écrire à cette époque. Qui écrit, voilà où je crois que je veux en venir, qui écrit écrit toujours pour un public, qu’il soit constitué ou que son écriture le constitue, s’attend à trouver un public pour ce qu’il écrit (pas forcément des admirateurs, mais des gens qui lisent et sont susceptibles de comprendre). Cela n’a rien de bien original, mais il y a quelque chose de spécifique à notre époque, que voici : ce public pour lequel qui écrit écrit n’existe peut-être tout simplement pas. L’époque étant structurée par des figures telles que celles que j’ai citées en commençant (j’aurais pu en citer d’autres, mais chacun complètera avec son idée à lui), elle ressemble à une sorte de ruche asymétrique dont les alvéoles sont plus ou moins grandes et plus ou moins profondes en fonction de la masse monétaire que produit telle ou telle figure et il se peut très bien que pour ce que tu as à dire, toi, il n’y ait pas d’alvéole, ou qu’il y en ait une, mais qu’elle soit minuscule ou tout simplement vide. Il se peut que, pour ce que tu écris, il n’y ait personne, c’est-à-dire : littéralement personne, pas presque personne, numériquement personne, que tes comptes égalent zéro (= 0). Et cela ne peut pas être sans incidence sur, j’allais dire « la manière d’écrire », pensant me corriger par la suite, mais oui, c’est la formulation qui convient, la manière d’écrire, qui touche certes au quoi — « De quoi vais-je bien pouvoir parler aujourd’hui ? —, mais aussi au comment, — comment est-ce que je vais dire ce que j’ai à dire ? à la fois dans le ton, la forme, le style, tout ce que tu voudras, mais aussi du point de vue du medium, où vais-je le dire ? à qui vais-je le dire ? vais-je le dire en public ? faut-il seulement que je le dise à quelqu’un ? s’il est possible qu’il n’y ait personne pour ce que j’écris, c’est peut-être parce que ce que j’écris ne doit être dit à personne, non pas parce que ce serait indicible, ni même Unaussprechlich, mais parce qu’il n’y a personne pour l’entendre, il ne peut y avoir personne pour l’entendre, et si cela entend aller au bout de soi-même, c’est-à-dire : s’écrire pour de bon, cela doit demeurer non-dit, cela doit demeurer secret. Dès que ce serait rendu public, cela s’évanouirait comme une sorte de mirage parce qu’il n’y a personne pour l’entendre, cela prendrait place dans l’époque à côté de ce qui compte comme si cela pouvait obéir aux mêmes lois, aux mêmes règles, à la même logique pour ainsi dire, que ce qui compte, alors que, précisément, c’est étranger aux lois, aux règles et à la logique de l’époque, et ce serait éteint par l’époque. Tout ne doit pas être tenu secret dans ce que tu écris, ce n’est pas ce que je veux dire. Après tout, je vis dans le monde dans lequel j’ai conscience de vivre et je ne me suis pas suicidé pour autant. On peut publier (même si c’est pour presque personne, et cette fois, c’est à prendre mot à mot), mais on ne peut pas tout rendre public, on ne peut pas tout publier, et le plus important doit être tenu secret. Il viendra après. Peut-être, cet après ne viendra-t-il jamais pour lui, sans cesse repoussé à une date ultérieure, et alors il ne viendra jamais, mais il n’est pas dans sa nature pour ainsi dire qu’il ne vienne jamais, mais simplement qu’il vienne après, qu’il vienne plus tard, si jamais un jour c’est le moment qu’il vienne. Et si ce moment ne vient jamais, tant pis, tu seras allé jusqu’au bout, dans le secret, là où tu n’aurais jamais pu parvenir si tu étais sorti du secret.

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