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Est-ce hier ou aujourd’hui ? je crois que c’est hier que, pour la première fois depuis longtemps, le vide laissé dans ma vie par la disparition de JPC s’est fait sentir. Je pense souvent à lui, sans distinguer toujours très bien si c’est à lui que je pense, à l’idée que je me fais de lui ou à l’espèce de personnage de fiction qu’il a commencé à devenir dans ce que j’écris, mais hier, ce n’était pas la même chose, c’était vraiment à lui que je pensais. Je venais de finir les quelque cent-cinquante pages qui conduisent jusqu’à la fin de la première partie de The Claim of Reason, le célèbre livre de Stanley Cavell sur Wittgenstein et le scepticisme, pages qui me donnaient l’impression que leur auteur était passé complètement à côté de son sujet, et je me suis imaginé de façon étonnante en train d’interroger JPC pour lui demander son avis, sauf que JPC n’est plus et que je ne peux pas lui demander ce qu’il en pense, je me suis dit que je pourrais en parler à quelqu’un d’autre, pour confronter mon opinion avec la sienne, si jamais c’était moi qui étais passé à côté du sujet, il arrive si souvent que l’on passe à côté du sujet, mais voilà, ai-je bien dû constater, il n’y a personne, — il n’y a plus personne. C’est vide. Terriblement vide. Ceci n’a rien à voir avec cela, mais hier — et cette fois, je sais que c’est hier, parce que nous en avons parlé, hier au soir, avec Nelly, et que je lui ai dit, c’est drôle (je ne lui ai pas dit c’est drôle, mais j’aurais pu, d’autant que ce n’est pas drôle), c’est drôle, mais ce que tu me dis, j’y pensais justement ce matin, enfin, pas tout à fait à ce que tu me dis, mais —, hier, je me suis dit que j’avais été tellement déçu qu’il valait mieux que je n’aie plus d’amis. Et c’est une formulation un peu imbécile — « j’ai été tellement déçu », on croirait entendre quelqu’un qui parle à son psy, ou l’idée que l’on se fait de quelqu’un qui parle à son psy —, j’en conviens, mais elle n’est cependant pas inexacte du tout, et Nelly, je crois, en convenait elle aussi, à sa façon, je veux dire : non pas de l’imbécilité de la formulation, mais du contenu formulé par la formulation, qui est tout sauf imbécile, lui, de son propre point de vue à elle, avec son expérience à elle, pour ainsi dire, laquelle expérience, et ce n’est pas bien étonnant, non, puisqu’une partie de son expérience à elle est commune avec mon expérience à moi, n’est pas étrangère à la mienne, mais pas seulement, il y a une partie de l’expérience de Nelly qui n’a rien à voir avec la mienne, en tout cas, pas directement, c’est ce que je veux dire. Et c’est un sentiment bizarre, je ne vais pas le cacher à présent, que cause cette idée que j’ai plus d’affinités avec les morts qu’avec les vivants, que je parlerais plus volontiers avec les morts qu’avec les vivants. C’est sans doute un tort, je n’en disconviens pas, loin de là, mais c’est à peu près ainsi, j’avais une question à lui poser, mais il n’est plus là pour y répondre, et personne ne peut y répondre à sa place. Je suis resté un moment avec mon interrogation sans réponse possible (l’interrogation et l’interrogation de l’interrogation : mais qui pourrait bien y répondre à sa place ?), à ruminer ce vide, ce manque, cette absence, cette disparition, et tout le sens qui s’écoule par le trou que voilà et, paradoxalement, tout le sens qui sort par le trou que voici, trou d’où jaillissent des formes que j’espère nouvelles, enfin, je ne sais pas, peut-être, peut-être pas. Un peu confus, non ? Pas vraiment, non, mais à supposer que ce le soit alors, disons, que je n’ai pas envie d’être plus distinct, il n’y a nulle obscurité, simplement peut-être une difficulté avec l’ordre dans lequel viennent les choses et que je n’ai pas envie de réagencer parce qu’il est l’ordre, ou l’absence d’ordre, laquelle n’est pas un désordre, l’ordre de ma vie. Je demeure seul, ainsi, avec mon idée que Stanley Cavell est passé à côté de son sujet, qu’il n’a pas compris Wittgenstein, c’est-à-dire — et je sais que je reviens souvent à cette idée en ce moment mais elle me semble tellement importante — qu’il n’a pas lu Wittgenstein avec les pensées de Wittgenstein, mais avec ses pensées à lui (cf. les oreilles de Morton Feldman, sur lesquelles je devrais faire un article, mais pour que personne ne le publie ou ne le lise, à quoi bon ? moi, je sais de quoi je parle, et si cela n’intéresse pas les autres, tant pis pour les autres, c’est leur problème s’ils sont incapables de sortir la tête hors de leur époque pour ne pas dire d’ailleurs, c’est leur problème, et non pas le mien, c’est vrai, non ? oui, c’est vrai) et qu’ainsi, pour paraphraser Kant, il ne trouve rien que ce qu’il y met lui-même, ce qui n’a aucun intérêt, rien ne se passe, même si on passe un temps très long (des centaines de pages) à l’expliquer, que rien ne se passe, sans savoir, c’est l’impression que j’ai, que, dans cette approche, de toute façon, rien ne pouvait se passer, rien ne se passera jamais. Je passe ensuite un certain temps à essayer d’extraire du disque dur d’un vieux téléphone cassé une image ou plusieurs que j’ai déjà eu l’espoir d’en tirer sans y parvenir jamais. Je pourrais y voir le signe qu’il me faut laisser les morts de leur côté et me contenter des vivants, mais je ne le crois pas, ne veux pas le croire.