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Mort de l’esprit. Quand nous considérons une œuvre de grand art du passé, une œuvre pour laquelle il n’y a pas d’équivalent à notre époque (au sens autant d’un objet que d’un usage), ce n’est pas simplement que des capacités techniques se sont perdues, sont oubliées, c’est qu’un certain esprit n’est plus. C’est ce que nous pouvons appeler « la mort de l’esprit ». La considération de telles œuvres a quelque chose de troublant : parfois, il arrive que nous ressentions une certaine familiarité avec elles, une certaine affinité, sans que cela soit tout à fait explicable (les explications que nous pourrions apporter pour éclaircir cette affinité semblent laisser quelque chose de côté, quelque chose qui pourrait bien être le plus important, le plus intéressant et que nous ne savons pas dire avec assez de clarté), mais elles paraissent si loin que leur éloignement n’est pas simplement une question de date (on peut avoir un tel sentiment avec des œuvres qui sont récentes, qui ont moins de cent ans), mais je le répète : « d’esprit ». Qu’est-ce que cet esprit ? Eh bien, justement, c’est cela qui manque, qui a disparu, et dont on cherche en vain à saisir le sens dans les traces qui en sont parvenues jusqu’à nous et que sont ces œuvres : elles parlent en quelque sorte une langue dont nous ne comprenons que quelques mots, dont la beauté nous fascine, mais qui nous reste presque en tout étrangère, il arrive que nous saisissions quelque chose, et alors nous ressentons une grande joie, mais l’ampleur de tout ce que nous ne comprenons pas nous fait douter que nous comprenions vraiment ce que nous croyons comprendre. Il y a là quelque chose d’inexplicable qui ne doit rien au mystère, mais tout à cette perte, cette disparition, cette mort. On s’imagine souvent qu’il faut un temps très long pour que l’esprit meure, contrairement au corps, dont la mort nous paraît instantanée (« Mais l’instant avant sa mort, elle était encore en vie »), alors que la mort prend toute une vie. C’est parce que nous nous représentons toujours ces notions comme indexées sur leur référence supposée, des entités qui en fonderaient en quelque sorte le sens, parce que nous voyons des corps, que nous ne voyons plus, mais ne voyons pas les esprits. Évidemment, cela est inexact : pas plus que dans le corps où l’on ne sait qui l’y aurait mis, l’œuvre n’est pas l’expression de l’esprit. L’esprit est ce qui accompagne nos gestes et leur donne un sens, fait que nos mouvements ne sont pas de simples mouvements, mais qu’ils signifient quelque chose, sont des gestes. Ce geste-ci (pense à une grimace, par exemple) n’a pas de sens en soi, il a un sens dans l’ensemble des dits, faits et gestes dans lesquels il s’inscrit, c’est-à-dire : une vie. Quand cette vie manque — quand on a changé d’époque, peut-on dire —, on ne comprend plus (plus très bien ou plus du tout) ce que telle ou telle chose voulait dire. Et c’est trop tard, alors, pour toujours, on pourra encore s’approcher par la suite, sans doute, cette vie est perdue, son esprit est mort. Nous restons là, assis, devant ce que nous pouvons trouver beau, mais ce que cela signifiait pour les gens qui vivaient en ce temps (fût-il très récent) où cela fut fait, cela est perdu pour toujours, et pour tout le monde. Une conséquence est qu’il n’y a peut-être de peuple qu’en son époque : on parle, par exemple, du « peuple français », comme si c’était une entité collective qui perdurait dans le temps (comme si la propriété « français » se transmettait de génération en génération ailleurs que dans le document administratif où elle est notée), comme s’il était (moyennant certains changements qu’on veut bien concéder) le même depuis la Révolution française, l’Ancien Régime, le baptême de Clovis. Mais est-ce bien concevable ? Non pour des raisons ethniques, j’entends (l’obsédante immigration), mais pour des raisons qui tiennent à cet esprit qui se perd et dont la perte indique le changement d’époque : quand l’époque a changé, nous ne comprenons plus (très bien, du tout) ce qui avait du sens il y a peu encore. Ou alors, c’est que nous sommes comme des vestiges, des épaves échouées en un temps qui n’est plus le nôtre, mais de telles anomalies, fort heureusement, ne durent jamais bien longtemps. Ai-je la nostalgie de l’esprit ? Ce n’est pas ainsi que je le dirais, non. Au moins, parce que je ne sais pas très bien ce que cela pourrait vouloir dire avec un peu de précision. Mais quand il m’arrive de me trouver là, devant telle ou telle chose, dont je sais bien que la vie, la vie intime, me semble-t-il que je puis dire, m’échappe à l’infini, qu’un écart immense s’étend entre elle et moi, quelque chose comme un trou se forme chez moi, lequel trou se fait sentir avec une intensité proportionnelle à la beauté que j’accorde à la chose devant moi, ce peut être le chapiteau d’une colonne de style roman méridional, où figure deux sirènes qui se font face (pourquoi l’art roman m’émeut-il autant ? pourquoi suis-je fasciné par ces cloîtres, la forme de vie qu’ils m’évoquent, loin pourtant, si loin de la mienne ? — qui furent les moines qui vivaient là ? et pourquoi ? —, même quand il n’en demeure que de fragmentaires et fragiles vestiges, incomplets témoignages d’un temps perdu), une musique dont je ne comprends pas tout à fait les paroles et dont je sais que le sens n’est pas étranger seulement pour qui n’en maîtrise pas assez la langue, mais pour tout le monde, pour toujours, — comment se fait-il alors que mon cœur batte tout de même, au rythme de ce son ? Comment se fait-il que tout ne se retrouve pas plongé dans le silence le plus total Comment se fait-il que nous puissions encore, la musique et moi, vibrer à l’unisson ? Cet unisson, est-ce le son de la perte, de la disparition, de la mort de l’esprit ? Est-ce que tout son (tout son étant un son passé quand je l’entends, tout son étant un son du passé), est-ce que tout son est l’adieu de sa mélodie, l’adieu de son écoute, l’adieu de la musique ? Est-ce que tout son est l’adieu à sa mélodie, l’adieu à son écoute, l’adieu à la musique ?