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« On ne voit jamais qu’un côté des choses », nous avoue Proust, vers la fin d’Albertine disparue (RTP, IV, 260), et l’on prend note, se demandant si c’est là, en quelque sorte, que se trouve la morale de l’histoire, laquelle morale serait, dès lors, un peu décevante, ne trouves-tu pas ? Pourtant, la Recherche tout entière est traversée par cette sorte de thèse sceptique qui commande la stratégie narrative du roman : les personnages se retournent sans cesse sur eux-mêmes, finissant toujours par montrer l’envers de ce que Marcel pensait qu’ils étaient, révélant ainsi l’absence d’essence fixe, pour des raisons épistémologiques, sociales, mais ontologiques aussi (la question d’essence d’Albertine), ou une dualité, une duplicité, voire une multiplicité irréductible qui envahit toute la perception du monde. Jusqu’au bout, ainsi, Marcel ne sait pas qui aura été Albertine, parce que, une fois que l’on a commencé à douter, et le mensonge nous fait douter, il n’y a plus de raisons de s’arrêter de douter, il n’est plus possible de s’arrêter de douter, et même après la mort, même après la fin de l’amour, le doute est toujours présent, comme cet énigmatique télégramme fantôme qui fait basculer le roman dans une sorte d’indétermination complète : les personnages ne cessant de se renverser sur eux-mêmes, de se convertir en leur négatif, en leur contraire, ils finissent par fusionner dans une étrange confusion et, entre Gilberte et Albertine, il n’y a plus guère de différence : tout le drame du roman tient à un geste mal interprété, et des regards, et des sous-entendus, et des paroles, et des rougissements de la peau, et des départs, et des fuites, et des missives égarées qu’on ne comprend qu’en partie et dont la compréhension de l’autre partie vient trop tard. Quand Marcel, repoussant au plus tard le moment de partir, écoute la ritournelle d’O sole mio, il a beau avoir conscience que c’est mauvais, il ne peut s’empêcher de l’écouter parce que la courbe mélodique épouse à ce moment-là la courbe de son cœur, de sa pensée, de son émoi, de son égarement, de son incompréhension, de son désir sans cesse renouvelé et toujours insatisfait. Car, pour que le désir fût satisfait, il eût fallu que nous vissions tous les côtés de la chose en même temps, ce qui ne se peut pas puisque toute perception est dans le temps, c’est-à-dire finie. Peut-être est-ce notre chance, peut-être est-ce cette finitude qui nous rend amoureux, et heureux, parfois, car si nous voyions tout d’un coup, qu’y aurait-il encore à désirer ? Le désir désire la partie manquante de la chose, qu’on ne voit pas, il désire ce qui s’éclipse, ce qui se dissimule, raison pour laquelle, dans sa folie d’amour morbide, Marcel n’est jamais satisfait des données qu’il reçoit de ces indicateurs multiples (Aimé, Andrée) : ils ne lui font jamais voir la totalité d’Albertine tout d’un coup, mais des miroitements partiels, fugaces, éphémères, profondément insatisfaisants. Comme la ritournelle d’O sole mio, il y a quelque chose de profondément trivial à ce genre de considérations et d’une vérité rare : la chanson facile m’émeut parce qu’elle touche à quelque chose qui se situe à la frontière du langage, à la frontière de la perception, à la frontière du monde. La question d’essence que pose Albertine est la question de cette frontière entre le su et le non-su, lequel n’est pas inconnaissable, mais inconnu, et nous désirons toujours la part inconnue de l’être, la part inconnue de la chose, la part inconnue du désir. La révélation du sens d’un geste (le geste indécent de Gilberte qui nous renvoie au commencement du roman, à Combray où il revient après que tout a changé et qu’il trouve totalement changé) arrive trop tard, quand l’amour n’est plus, quand le sens peut enfin être révélé parce qu’il n’y a plus de désir. Combien de fois Marcel ne provoque-t-il pas lui-même la fuite de ce qu’il désire, pour le désirer vraiment, pour l’aimer encore, pour recréer indéfiniment cet inconnu que la mort ne suspend que temporairement parce qu’il se réplique, se duplique, de déplace, et rapplique. « — Mais si je vous ai fait ce geste, c’était parce que je vous aimais. — Et moi qui croyais que c’était parce que vous ne m’aimiez pas. » Comédie délirante, tragédie navrante, quiproquo digne d’une forme pathétique de théâtre de boulevard, on a l’impression que le fin mot de l’histoire arrive toujours trop tard, y compris pour le lecteur, d’autant qu’il n’arrive pas, le lecteur ne sachant pas au juste ce que Gilberte a fait avec ses doigts. On peut se perdre en conjecture, mais est-ce bien utile ? Si le geste n’est pas dévoilé pour ce qu’il est — ce que Gilberte fait avec ses doigts —, c’est que le sens est ailleurs : ce que Gilberte, comme toutes les femmes, font avec Marcel, — du mal. Si ce dernier ne souffrait pas, s’il n’était pas extrêmement malheureux, il n’aurait aucune envie, aucune idée d’aller voir à l’extrémité, à la frontière de la perception, à la frontière de la connaissance, à la frontière du langage, à la frontière du monde. Il se contenterait de rester là avec ses certitudes acquises (celles de sa classe). Il dirait : « On ne voit jamais qu’un côté des choses, et c’est bien assez, les autres n’ont aucun intérêt ». Et c’est un peu comme cela que nous sommes : l’autre est toujours trop loin de nous, trop loin pour nous, et le monde social semble se recroqueviller sur lui-même. Il faut cette passion de la douleur, cette passion de la passion, ce pathos des choses pour aller voir ailleurs, chercher dans l’autre qui nous échappe, l’autre qui s’échappe, une vérité possible, ou impossible, on ne sait pas, on hésite, parce que tout change tout le temps selon la façon dont on le regarde, le chemin par lequel on arrive, le moment de la vie auquel on y parvient, l’âge. L’âge, l’âge des choses, le temps, son épaisseur et les métamorphoses qu’il rend possibles : s’il n’y avait pas de temps, il n’y aurait pas de métamorphoses, il n’y aurait probablement qu’un être, un masse infinie et inerte et immobile. Selon comment on l’aborde, ce segment de phrase : « on ne voit jamais qu’un côté des choses » est d’une plate niaiserie ou d’une profondeur altière, une vérité triviale ou une énigme impénétrable, un truisme ou un grand mystère, et l’on ne trouve jamais le fin mot de l’énigme parce que les termes mêmes de l’énigme changent sans cesse, exactement comme changent les êtres au sujet de qui l’énigme se pose, les êtres qui posent l’énigme. Il faudrait avoir toutes les clefs du mystère en même temps, mais alors, il n’y aurait qu’une masse inerte, immense et froide, il n’y aurait pas de temps, il n’y aurait pas d’amour.