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Ethnocentrique universalisme. — L’universalisme dont la démocratie occidentale est porteuse est ethnocentrique en ce qu’il présuppose (il porte en son sein cette croyance qui lui est essentielle) que toute société doit pouvoir adopter notre système de croyances. C’est évidemment faux : aucun argument rationnel n’a jamais convaincu quiconque d’adopter notre système de croyances (même nous, ce système de croyances nous l’avons adopté dans la violence, la destruction, et la mort), ni aucun autre, d’ailleurs, mais ce n’est pas le vrai problème. En réalité, notre système de croyances (ou un système de croyances) n’a pas besoin d’être universel pour être le meilleur, ni même pour être bon. Dans une perspective téléologique, on pourrait certes espérer dépasser cette contradiction dans les termes (universalisme vs. ethnocentrisme) en soutenant que, à la fin de l’histoire, tout le monde aura adopté notre système de croyances, mais ce n’est pas ce que nous voulons dire quand nous parlons, par exemple, du « triomphe du droit sur la barbarie ». L’idée qu’au cœur du système de croyances des démocraties occidentales, il y a le juste combat entre la civilisation et la barbarie illustre parfaitement cette dimension ethnocentrique de l’universalisme. Car, en réalité, malgré ce que laisse supposer à tort l’étymologie du mot « barbare » (dans l’Odyssée, tout le monde parle grec, et même Polyphème finit par comprendre le jeu de mots d’Ulysse : la barbarie n’est concevable que comme une sorte de poche arriérée à l’intérieur de la civilisation qui s’impose d’elle-même à tous par son universalité), il n’y a de sens à opposer civilisation et barbarie qu’au sein d’un système de croyances partagées. Dès qu’on sort du cadre d’un système de croyances partagées, l’absurdité d’une telle idée apparaît de façon manifeste. C’est particulièrement flagrant dans les procès de djihadistes : quand l’accusé déclare qu’il est un terroriste et qu’il ne s’en excuse pas, trouvant dans le prétoire la tribune qui lui permet de réaffirmer sa haine du système de croyances de la démocratie occidentale, il met en évidence la nullité de l’universalisme, révèle qu’il n’est jamais qu’un ethnocentrisme parmi d’autres. « Pour qui n’y adhère pas », sent-on presque le besoin de préciser, mais c’est inutile, c’est tautologique : c’est parce que tout le monde n’y adhère pas, ne peut pas y adhérer, que l’universalisme n’est jamais qu’un ethnocentrisme parmi d’autres. En droit, l’accusé peut bien être contraint à la sanction par la justice qui se rend au nom de la démocratie, mais cette sanction est purement coercitive, ne s’y exprime aucune justice réelle, simplement la force d’un système qui a la capacité matérielle, physique de contraindre un individu et de le priver de sa liberté. Mais, la justice n’étant pas reconnue par les deux parties, les deux parties participant de systèmes de croyances qui, non seulement ne sont pas communs, ne sont pas partagées, mais qui s’affrontent, sont en conflit, et ce, de façon ouverte et violente, ce n’est pas le droit qui prévaut, c’est la force. Et qui commente bêtement le jugement du tribunal en saluant « la force du droit en réponse à la barbarie des actes », croyant par là souligner le triomphe de la civilisation sur la barbarie, se trahit soi-même : ce n’est jamais que force contre force. La croyance que l’universalité de nos croyances apporte quelque chose de plus à nos croyances est erronée : elle ne fait jamais que révéler la faiblesse de notre croyance en nos croyances, le peu de foi que nous avons en nous-mêmes. Nous ajoutons l’universalité à nos croyances comme une sorte de supplément d’âme, de supplément d’origine, de supplément de vérité, pour les fonder sur quelque chose qui n’existe pas ;  une nature humaine, un ordre des choses, une vérité unique, que sais-je encore ? Or, de même que l’universalité supposée de nos croyances ne leur ajoute rien, leur ethnocentrisme non plus ne leur ôte rien : nous n’avons pas à avoir honte de ce que nous croyons parce que c’est nous qui le croyons, nous n’avons pas à avoir honte de ce que nous aimons parce que c’est nous qui l’aimons, c’est-à-dire parce que d’autres croient et aiment d’autres choses, ce n’est jamais que par une sorte de manque de confiance qui procède d’un excès de confiance en la raison, que nous ressentons le besoin de fonder nos croyances sur quelque chose qui les transcende et que la raison serait censée apporter. Mais quoi ? Il n’y a rien au-delà de nos simples faits et gestes, rien au-delà de la langue. Tout est ici, dans le périmètre fini de ce que nous sommes en mesure d’accomplir, il n’y a pas de garantie ultime que nous faisons bien de faire ce que nous faisons, il n’y a que le moindre mal (et le moindre mal décroissant : que nous fassions de moins en moins de mal) qui peut nous en assurer, mais jamais nous rassurer. Cela (être rassuré), ce n’est pas pour nous. Nous devons vivre avec cette angoisse, cette crainte constante et indépassable de l’erreur, de l’errance, de la faiblesse, du mensonge, de l’échec, car cela seul est de nature à nous rendre meilleur.