24325

Assujettissement cognitif. — Ce n’est pas le réel qui me donne mal à la tête, mais sa médiatisation : qu’il ne soit presque plus possible d’avoir accès à ses propres sensations sans passer par le détour d’une théorie (laquelle finit toujours par prendre la forme d’une fausse conscience idéologique) ou d’un ensemble de thèses, plus exactement, organisées en adoptant une allure plus ou moins systématique. C’est sans doute le résultat d’un constructionnisme excessif (les choses ne sont pas ce qu’elles sont, dit le constructionnisme, elles n’ont pas d’existence hors des affirmations que nous énonçons à leur sujet, ce sont des constructions qu’une multitude toujours plus nombreuse de méthodologies particulières — qu’un abus de langage conduit à appeler des « sciences » — étudient, autant dire qu’elles s’étudient elles-mêmes puisque ce sont elles qui construisent les objets de leur étude), lequel contraint à toujours passer par le détour d’un langage pré-élaboré (un langage qui n’est pas le sien, qu’on n’a pas fait soi-même) pour parler des choses telles qu’elles sont, telles qu’il nous semble qu’elles sont. Ce n’est pas de remettre en question la publicité du langage qu’il s’agit — et le fait donc qu’il nous précède, que nous ne soyons pas les premiers à parler, ce que le libéralisme effréné qui est le nôtre a du mal à comprendre ; or, toute l’eau que je bois, pourtant, quelqu’un l’a déjà bue avant moi —, mais de la surdétermination de nos pensées par une pensée à nous étrangère, la sursaturation de notre pensée (pensée, sensations, émotions, etc.) de pensées aliennes. Et le risque d’erreur n’est pas une objection valable : il vaut mieux que je me trompe tout seul, que je fasse mes propres erreurs, comme on dit (j’ai des chances alors d’apprendre quelque chose), que de me laisser tromper par un autre. Assujettissement cognitif, c’est-à-dire que toutes mes sensations doivent passer par le détour de la médiatisation. Et, qui plus est, doublement : je n’ai pas accès à mes propres sensations sans le passage par la thèse et mes sensations ne me permettent pas d’accéder à autre chose qu’elles-mêmes (disons que ce serait cela qu’on appellerait « le réel », ce qui échappe à la thèse) sans le même passage par la thèse. Ma cognition dès lors est bouclée, non sur elle-même, comme dans une sorte de solipsisme, qui fut l’écueil des siècles passés, mais sur l’autre (l’alienne), le langage de l’autre, sa préconception : que je ne naisse pas dans un monde vierge, cela va de soi, mais si c’est une chose de n’être pas le premier vivant sur la terre, le premier venu, c’en est une autre de toujours être celui de trop dès lors que la conformité lui apparaît comme l’insensée. De là, ces scènes délirantes où le sujet (le qui dont la cognition est assujettie) est plus préoccupé de la conformité de ses pensées avec la thèse (le dogme, la théorie, la construction conceptuelle) qu’avec la réalité (ce qu’il est susceptible de se passer dans son corps et dans le monde quand quelque chose du monde a un effet sur son corps). Je, car sinon, c’est son identité à soi même qui se délite,doit sans cesse s’assurer de sa conformité avec le dogme, l’affirmation à ne pas discuter. Tout se crispe dès lors parce que la souplesse dont la pensée doit jouir pour se déployer, épouser les contours des choses, se faire à leurs nuances, n’étant plus même concevable, ne plus se mettre en actes. Il y a des drames partout et pourtant, ne peut-on s’empêcher de remarquer, il ne se passe presque rien. Ou, s’il se passe quelque chose, c’est insignifiant. Il y a beaucoup de bruit, c’est vrai, mais qu’est-ce que cela dit ? Bien après que la sirène a cessé de retentir de la calme autrement sensible, la musique continue.