28325

Nouvelle journée devant la télévision : très vite, on se surprend à avoir des opinions, qu’on pourrait facilement confondre avec des pensées, mais qui ne sont que des réflexes face à la perception d’un être humain en train de s’exprimer (quoi que cet être soit, au juste, en train de dire). On comprend aussi comment fonctionne la sociabilité dans son ensemble : par reproduction approximative d’une scène à laquelle on croit assister et dont on croit comprendre le mécanisme. C’est sans doute la raison pour laquelle il y a de plus en plus de livres : face à la masse cumulée des livres qui ont échappé à la destruction depuis l’invention de l’écriture, on en vient à s’imaginer comme étant en mesure d’en produire un nouveau soi-même, et ainsi de suite, de façon cumulative et exponentielle. Raison pour laquelle, chacun s’imagine désormais qu’il a quelque chose à dire et, n’entendant pas en rester à cette seule virtualité de l’expressivité, entreprend de passer à l’expression, et le dit effectivement. Quiconque passe une journée puis une autre devant la télévision se trouve très vite en face d’une image réaliste de l’infini, lequel infini, loin d’ouvrir sur des possibles, se recroqueville sur lui-même et tend vers le néant sans jamais y atteindre parfaitement, d’où ce sentiment qu’il y a toujours quelque chose à dire et cette tentation — qui se confond toujours avec le passage à l’acte — de dire ce quelque chose. Quelque chose qui semble quelque chose de plus, mais qui ne l’est pas, et qui, sans être quelque chose de moins, n’ajoute rien, n’est rien, essentiellement rien, tout en existant quand même. C’est la télévision, mais ce pourrait être n’importe quoi. On le pressent, n’importe quel réseau social (au sens propre d’entités sociales reliées entre elles par un quelconque moyen de communication). Mes capacités physiques et intellectuelles affaiblies, il me semble que je pourrais rester là pour toujours, tout à fait comme hypnotisé par cette production automatique de presque rien, de presqu’être, de détermination constante et d’imbécilité permanente. Car, aussi sûr que tous ces êtres qui semblent vivants, pour autant qu’ils sont présents à l’écran, ont quelque chose à dire qu’ils affirment, aussi sûr que tout ce qu’ils disent est insignifiant (le trois fois rien du dépourvu de sens) : non seulement, c’est vide de sens, mais c’est vide d’effet, non seulement cela ne veut rien dire, mais il ne se passe rien. Et très vite, la pensée nous projetant par cercles excentriques de l’infime à l’infini, il est clair que rien n’a jamais de sens, que rien ne se passe jamais. Il semble que l’on puisse se passer de tout cela, ou non mieux : Il semble que l’on puisse se passer de tout, alors pourquoi ne le fait-on pas ? — Distinction. Insatisfaction face à l’opposition que fait Spengler entre culture et civilisation, la seconde étant, chez lui, la dégénérescence de la première. D’où, cette idée, pour préciser ma pensée : la différence entre la culture et la civilisation peut se comprendre comme la différence qu’il y a entre une église et le rite. Le rite est toujours le même (il accompagne les âges de la vie : naissance, mariage, décès, etc., et loue le principe supérieur d’où il tire sa signification), mais l’édifice peut changer (on peut pratiquer les mêmes rites dans une petite chapelle en bois et dans une immense cathédrale en pierre). Le culte, c’est la culture (la vie, les formes de vie), l’église, c’est la civilisation (l’archistructure qui l’encadre). Chacune agit sur l’autre, mais elles ont une certaine autonomie, même si l’une ne peut exister sans l’autre. Toute culture a une civilisation, et toute civilisation, une culture. En outre, pour préciser ce que j’écrivais il y a quelques jours de cela [22325], loin d’être l’opposée de la civilisation (ou de la culture), la barbarie n’a de sens qu’à l’intérieur d’une civilisation donnée, d’une conception de la civilisation. (Ce n’est pas ce que Benjamin voulait dire quand il écrivit que tout document de culture est aussi un document de barbarie.)