Il y a un moment où quelque chose de très instinctif, de très primaire, de sauvage presque, trouve à s’exprimer : c’est une manière de réflexe de survie, comme si le corps (mais il n’y a pas de différence entre le corps et l’esprit, d’où le « comme si » que j’emploie) s’exprimait malgré toutes mes bonnes manières, le dressage dont j’ai été et suis encore l’objet, et affirmait une réalité plus profonde, plus silencieuse, plus charnelle, laquelle n’a rien de mystérieux, passe inaperçue, la plupart du temps, c’est tout, mais à qui il arrive tout de même d’entrer en éruption, — tant la vie sociale est invivable. « Je n’ai pas envie de savoir », ai-je entendu une voix dire, une voix qui venait de prendre la parole alors que personne, même pas moi, ne l’avait interrogée, ne lui avait demandé sin avis, pour refuser de faire quelque chose. On aurait pu dire : mais c’est un refus de connaissance. Et, en effet, il n’y aurait rien eu à rétorquer à cette objection : je n’avais pas envie de savoir. Je n’ai pas eu envie de savoir quelque chose de plus, pas eu envie de savoir de qui parlait cette personne qui m’est indifférente, mais qui est là, qui existe, qui s’exprime, que je ne puis pas éviter, parce que je ne suis pas seul au monde, je suis pris dans le réseau de la vie sociale, et je n’ai pas particulièrement envie qu’elle se taise, non plus, non, ce n’est pas cela, c’est que je n’ai pas envie de l’entendre, je n’ai pas envie de l’écouter. Pourquoi faudrait-il écouter toutes les voix ? Non pas tant que tous les voix ne soient pas bonnes à entendre — je m’en moque, à vrai dire, qu’elles soient bonnes ou non, les voix —, mais au nom de quoi devrais-je renoncer à moi pour quelque autre ? Non, ce n’est pas encore assez bien formulé : je pourrais renoncer à moi pour quelqu’un d’autre — de facto, même, je renonce à moi pour Daphné, avec joie et foi, ce que les partisans de la nulliparité ne pourront jamais entendre (tant pis pour eux) —, mais je ne peux pas le faire pour n’importe quoi, pas pour tout le monde, pas pour quiconque, — cela n’a aucun sens. Je n’ai pas à renoncer à moi-même. Pour ce faire, il faut des raisons contraignantes (des raisons réelles), l’amour que je porte à ma fille, fruit de l’amour que je porte à mon épouse, est une raison contraignante des plus puissantes, et les dogmes de mon temps, malgré qu’ils en aient, ne sont pas contraignants, tant s’en faut. Ce sont les chimères de graphomanes illettrés, de bavards invertébrés. Ce matin, après deux jours enfermés chez moi, je suis sorti. Il faisait beau dans Paris, le vent soufflait qui dégageait le ciel, gardait l’atmosphère fraiche encore, et j’étais heureux de passer par les rues où j’aime passer, de traverser mon vieux cimetière, d’aller où j’avais envie d’aller. Pourtant, d’un autre œil, c’était assez laid, Paris, pas ce musée, non, ce parc d’attractions à ciel ouvert, mais ce n’était pas si grave que cela, ce n’était tout de même pas cela qui allait m’empêcher de marcher et d’aller où je voulais aller. Mais alors quoi ? Mais alors, rien. Que je n’aie pas de sentiments charitables pour mon époque, cela ne m’empêche pas de vivre, je ne serais pas plus heureux si j’adhérais benoîtement à l’air du temps, je serais plus bête, c’est tout. Les touristes qui parlaient très fort, en ricanant grassement, dans le cimetière, m’ont paru très laids. Ils n’étaient que grossièrement de leur temps. Blancs, pas très grands, un peu larges sur leurs petites pattes, parlant espagnol, dans ce lieu où les défunts sont assemblés, la mort non plus que l’idée de passer sans laisser de traces mémorables de leur passage ne semblaient les effleurer. Alors que moi, ces pensées me hantent et m’angoissent, et qu’elles sont parmi les raisons pour lesquelles j’ai fini par apprécier la fréquentation des cimetières (à peu près au moment où j’ai commencé à vivre à Montparnasse, à peu près au moment où je me suis rendu sur la tombe de Gramsci à Rome), qui ne sont pas tant pour moi un « memento mori », qu’un « souviens-toi d’œuvrer », parce que tu n’es rien, parce que tu ne vaux rien, en tant que tu es toi (ce moi que tu es), tu n’as aucune valeur, aucun intérêt, ta personne (l’être qu’il se trouve que, par hasard, tu es) est insignifiante, ta vie n’a de sens que par qui t’aime et ce que tu inventes, tout le reste, ce n’est rien. Dans le cimetière, à un moment, je me suis mis debout sur un banc et j’ai pris la photographie d’un nuage qui, en même temps que moi sur terre, passait dans le ciel. Je ne saurai dire exactement pourquoi, mais il m’a semblé que, malgré tout ce qu’il comportait d’incongruité, de débraillé, d’inadapté, sans parler des réserves que l’on peut émettre à l’endroit du mot que je vais souligner dans quelques instants à peine, il y avait une grande vérité dans ce geste, laquelle vérité n’avait rien à voir dans mon esprit au moment où j’ai pris la photographie que j’ai prise avec le fait d’immortaliser un instant éphémère, ou je ne sais laquelle de ces fadaises, mais beaucoup avec celui d’être là, de faire quelque chose de cette présence, quelque chose qui ne détruise rien, qui ne soit pas nocif (pas en tant que tel, quand même, parcourant la chaîne des raisons, on trouverait bien un maillon où, on trouve toujours un maillon, c’est le métier des directeurs de conscience), mais quelque chose d’un peu moins feint, d’un peu moins factice, d’un peu moins imbécile que ce que, consentant ou nous, nous finissons par faire au quotidien. J’ai dit, en passant, tout à l’heure, que Paris n’était pas un musée (c’est l’expression qu’un écrivain un peu connu s’est mis à employer récemment en titre de ses livres), mais un parc d’attraction, et cela m’a semblé une nuance importante, et je sais que ce n’est pas sans une grande futilité, mais, là, debout sur ce banc, j’ai eu l’impression de sortir du parc d’attraction où s’est enfermée l’humanité occidentale (c’est-à-dire : l’Europe), sans y être toutefois étranger, j’ai eu le sentiment qu’il y avait tout de même un chemin. Bien sûr que la voie est sans issue et que nous ne pouvons pas faire demi-tour (tout ce qui est vivant meurt, ce n’est pas un destin, c’est comme cela, banal, trivial), mais cela n’a rien de fondamentalement désespérant. Ce n’est peut-être pas le genre d’idées que nous aimons entendre — nous préférons les promesses de transcendance, les grandes idées, les envolées (« Ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise »), elles nous enivrent de hauteurs inexistantes —, mais cela ne signifie pas qu’elle ne soit pas vraie. Et libératrice. — Toi, d’ailleurs, ne te sens-tu pas déjà plus léger ? Non ? Alors, ne reviens pas. Ce grand livre n’est pas pour toi.

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