30325

Cette après-midi, je me suis endormi devant Cauchemar à l’hôtel. Et la voix de la star qui passe son temps à insulter les gens qui passent dans son émission, star dont le nom m’échappe au moment même où j’écris cette phrase, s’est confondue avec l’esquisse d’ébauche de projet que je venais de formuler grossièrement quelques minutes plus tôt. Jamie Oliver, je crois que c’est son nom, était en train d’engueuler la patronne de l’hôtel qui s’était gardée par commodité un placard à elle dans la chambre où Jamie Oliver devait passer la nuit (« Quoi ?! Tu fais payer 220 dollars pour cette bip ?! Mais t’es complètement bip, c’est pas possible ?! Et qui c’est qu’a fait la déco de la chambre ? — C’est moi… — Ah, mais bip, qu’est-ce que c’est moche, bip, cette bip me donne vraiment envie de bip tellement c’est moche, c’est vraiment nul à bip, bip, mais comment qu’on peut être aussi demeurée, bip de bip de bip ?! » Je ne sais pas vous, mais moi, quand j’en fais l’imitation à Daphné, elle rit beaucoup), et j’en suis assez vite venu à me demander comment un type aussi ignoble pouvait bien avoir des pensées aussi géniales sur l’ébauche d’un projet que je n’avais pas encore vraiment esquissée moi-même ? C’est à ce moment-là que je me suis réveillé et que je me suis aperçu que, non seulement Gordon Ramsay (c’est son nom, horrifié par le doute, j’ai fini par vérifier) ne parlait pas de mon projet, mais qu’il continuait de faire ce qui l’avait rendu riche et célèbre — à savoir : humilier de pauvres gens si désespérés qu’ils n’envisagent pas d’autre solution au problème de leur existence que de passer dans une émission de téléréalité, c’est dire s’ils sont désespérés, mais est-ce une raison pour les humilier ? dans le monde où nous vivons, eh bien, figurez-vous que oui, c’est même une excellente raison, tout le monde trouve que c’est parfaitement normal et sain —, mais qu’en plus, contrairement au sentiment que j’avais eu dans mon sommeil, ses pensées au sujet de mon ébauche de projet n’étaient pas géniales du tout, loin de là, ou alors qu’elles l’étaient effectivement, mais qu’elles étaient demeurées enfermées dans mon rêve et qu’il fallait donc que je me rendorme pour aller les y retrouver. J’ai changé de chaîne plusieurs fois et puis je suis revenu sur Cauchemar à l’hôtel, où cette fois il y avait dégustation de canapés (« Le pain est imbibé d’eau, espèce de bip, et le sanglier a le goût du rat crevé, bip, mais vous me bip envie de gerber, bande de bip de bip de pauvres, comment est-ce que vous voulez gagner autant de fric que moi si vous faites de la bip comme ça, hein ?! »), et je n’ai pas tardé à me rendormir. Le même phénomène s’est reproduit — la voix du tortionnaire cinq étoiles a cessé d’insulter les pauvres gens qu’il était en train d’humilier avec leur consentement pour parler de mon projet, et il avait des idées lumineuses à ce sujet, de véritables illuminations, je ne crains pas de le dire, mais à mon réveil, de nouveau, je ne suis pas parvenu à m’en souvenir. Et, je n’ai plus réussi à m’endormir. Mes idées, à supposer que je les aie jamais eues, étaient définitivement perdues dans cet univers onirique où elles devaient demeurer inaccessibles. Ensuite, j’ai passé un certain temps, quelque part entre la veille et le sommeil, pas très bien réveillé, quoi, à me demander si cette idée que j’avais eue en valait la peine, s’il y avait au bout d’elle, en partant du principe que je serai capable de la mener à bien, ce qui ne va pas de soi, vraiment pas de soi, quelque récompense qui viendrait racheter à la fin le mal que je me serais donné pour y parvenir et, très sincèrement, je n’ai pas pu apporter une réponse positive à la question : il se pourrait très bien que j’y parvienne, que je mène à bien mon projet, et que ce soit extrêmement décevant (comme cela s’est souvent produit), à la fin, au point que je pourrais me dire avec la voix de Gordon Ramsay : « Bah, dis donc, bip, le jour où t’as eu cette idée de bip, t’aurais mieux fait de te casser une jambe, pauvre bip ! » Et comme je n’avais la réponse à aucune de mes interrogations, j’ai décidé de remettre toutes ces choses au lendemain.