Apprenant par le journal qu’une bijouterie avait été l’objet d’un braquage, hier matin, vers onze heures, à peu près au moment où je rentrais de faire mon jogging, rue de Rennes, c’est-à-dire par le chemin que j’emprunte pour revenir du jardin, j’ai été pris d’un léger vertige à l’idée que, peut-être, ma vie, c’est de manière indirecte que j’en prends connaissance, que je la vis. Si je n’avais pas consulté les articles de presse sur Google News, un peu comme on consulte les annonces immobilières sur selogerpointcom, je n’aurais jamais eu connaissance de ce cambriolage, lequel, donc, pour moi, n’aurait tout simplement pas eu lieu. Phénomène paradoxal — quelque chose a lieu qui n’a pas lieu — d’où l’on peut tenter d’inférer que, si personne ne nous racontait notre vie, nous ne la vivrions pas. Dans la plupart des cas, certes, ce n’est pas notre vie à nous qu’on nous raconte, c’est une vie un peu plus générale, ou une vie vécue par un autre que nous, mais nous n’avons pas les moyens de faire les difficiles tant nous avons peu d’imagination, alors nous la faisons nôtre, et c’est bien assez, et c’est bien ainsi. C’est de cette toile que l’immense majorité des romans sont faits, qui racontent la vie de quelqu’un qu’on ne connaît pas, mais qu’on aurait bien aimé être, si l’on en avait eu les moyens, si l’on en avait eu le talent. Que l’on y regarde d’assez près et l’on verra, en effet, que c’est ainsi que la plupart des romans sont faits, les romans et la culture dans son ensemble. Ce n’est pas seulement nombriliste de la part des auteurs de ces documents de barbarie, c’est aussi humiliant pour les gens que l’on supplie de les lire tout en leur disant qu’ils ne sont pas assez bien, pas suffisamment intéressants, pour être dedans. Pour une part, une part d’autant plus angoissante que je ne peux pas la mesurer, et pour cause : elle se passe sans moi, ma vie se passe sans moi. Toutefois, ce n’est pas ce qui m’a le plus étonné en survolant l’article qui relatait le fait divers de la rue de Rennes, mais qu’il y était question du, je cite, « chic 6e arrondissement de Paris », affirmation qui, pour moi qui y vis, dans ledit « chic 6e arrondissement de Paris », semble tout à fait discutable, ou alors, le chic, ce n’est vraiment plus ce que c’était. Dans mon « chic 6e arrondissement de Paris », notamment cette assez laide rue de Rennes, il y a principalement des commerces de seconde, voire troisième catégorie, des échoppes à kebab, et autres brasseries bon marché, bouillons où l’on n’a guère envie de mettre les pieds et encore moins les papilles ; l’odeur nauséabonde qui en émane quand on passe devant suffit à nous couper l’appétit. En fait, ce n’est pas tant que le chic n’est plus ce qu’il était, c’est que l’idée que l’on se fait de Paris est sans commune mesure avec la réalité de Paris. L’autre jour, alors que je regardais CNEWS (c’est quand j’étais malade), l’ineffable xxxxxxxxxxxxxxx, sans doute pour sauver l’apparence d’un humanisme auquel il est en réalité totalement étranger, sinon il irait bavasser ailleurs, a entrepris de défendre l’idée de Paris ville-monde en mentionnant le quartier du Montparnassse où, disait-il imprudemment, les artistes du monde entier sont venus, et caetera (on connaît la chanson). Affirmation qui n’était pas tant fausse que datée, datant du siècle dernier. Et moi, j’y reviens parce que c’est mon sujet préféré (j’exagère à peine), moi, qui vis à Montparnasse (encore qu’il ne soit pas besoin d’y vivre pour ce faire), je puis en apporter la preuve. Par exemple, au 26, rue du Départ, où se trouvait jadis l’atelier de Piet Mondrian, détruit en 1936 dans le cadre des travaux d’agrandissement de la gare du même nom, se trouve désormais la tour Montparnasse. Pour ne rien dire des brasseries, telle la Coupole où les artistes nommés Picasso, Chagall, Cocteau ont été remplacés par les touristes, et la réservation rendue obligatoire par cet afflux d’une population certes mondialisée, mais qui n’a vraiment rien d’une élite. C’est cela que j’appelle « le daté », expression que j’ai déjà employée, et qui me semble caractériser la mentalité intellectuelle des humains occidentaux de notre temps : nous vivons avec une image fausse de la réalité dans laquelle nous vivons, fausse parce que datée, c’est-à-dire qu’elle était vraie il y a cent ans, mais que le monde a changé, entretemps, et qu’elle ne l’est plus aujourd’hui, nous ne nous en sommes tout simplement pas aperçus. Voilà qui est regrettable. Les vers que Baudelaire consacrait aux transformations de Paris (« Le vieux Paris n’est plus, etc. », « Paris change ! ») sont d’une beauté toujours aussi déchirante, mais les changements auxquels Baudelaire assistait ne sont plus les nôtres. Nos idées vraies sont devenues fausses parce que le temps a passé mais pas notre pensée, qui est demeurée la même, et se trouve ainsi arriérée. Ce phénomène est causé par une sorte de distorsion entre l’espace et le temps : dans ces quartiers désormais destinés au surtourisme et à la consommation effrénée (ce ne sont que bars, magasins bas de gamme, terrasses pour les boit-sans-soif, et hommes noirs qui patientent, assis sur leurs bancs Davioud, entre deux repas, attendant là que les hommes blancs aient enfin faim), la forme de Paris ne change plus guère (la tour Montparnasse a un peu plus de cinquante ans, en effet), ce qui a changé, en revanche, c’est tout ce qui occupe la forme, remplit l’espace ; et les touristes ont remplacé les artistes. Ça rime, mais c’est bien tout ce qu’ils ont en commun. Nous — humains occidentaux —, par un mécanisme de protection collective qui nous empêche de nous sentir écrasés par le poids de cette vérité : nous ne sommes plus le centre du monde, et Paris n’est plus la capitale du siècle, c’est un parc d’attractions, une sorte de Parisland, ou de Parisworld, pour donner un contenu réellement positif à l’idée erronée d’un « Paris, ville-monde », nous continuons de vivre comme jadis, comme si la démocratie était le système politique le plus répandu sur terre, et qu’elle s’apprêtait ailleurs à s’imposer par sa force de conviction inhérente, comme si nous autres, Européens, nous n’étions pas en réalité devenue une minorité, la minorité du monde. Même la pensée décoloniale — en vérité, elle est déjà datée — repose sur cette distorsion entre l’espace et le temps : nous voyons le monde avec les cartes d’il y a cent ans, et c’est vrai que, du point de vue de la surface, c’est toujours pareil, mais à l’intérieur, pour ainsi dire, tout est changé. L’Européen, jadis maître du monde, ne règne plus sur rien, il vivote à la périphérie de l’histoire, où il veille sur le peu de bien qu’il lui reste : le fameux “patrimoine”, cet héritage dont il exploite la rente jusqu’à la nausée qu’il se donne à lui-même. Nous sommes une minorité qui ne veut pas se connaître telle, que personne ne veut reconnaître comme telle, et qui se trouve par là même vouée à disparaître. Nous nous berçons d’illusion ; c’est la mélodie lénifiante que nous chante le cygne. Au sommet de l’échelle de nos valeurs, Louis Vuitton a remplacé Louis Capet, et l’on sent bien qu’après la tête, c’est le cœur qui n’y est plus.

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