Ceci n’a rien à voir avec cela, ai-je commencé par me dire. Mais est-ce bien vrai ? Hier, j’ai continué loin de Thèbes, que je n’avais plus ouvert depuis dix mois, je crois. J’avais eu l’impression de récrire d’une certaine façon la Vie sociale, et cela m’avait empêché d’aller plus avant dans l’écriture, — je n’avais pas envie de faire la même chose, de refaire le même livre. Mais le livre en tant que projet restait tout de même présent, quelque part, non pas dans un coin de ma tête, mais dans un coin de l’univers, en attente, peut-être, d’être écrit. Hier au soir, j’ai feuilleté à l’envers mon carnet au bison rouge pour y trouver les notes que j’avais prises au sujet des chapitres que j’avais prévu d’écrire dans un futur indéterminé, et j’ai lu ceci : « ———————————————————————————————————————— 1, 2, 1, 2, 3, 4 1, 2 1, 2, 3, 4 / Chapitre 17. 1 2 1 2 3 4 / ———————————————————————————————————————— » et la seule lecture de ces notes passablement laconiques m’a suffi pour écrire le chapitre 17 que j’avais prévu d’écrire, il y a des mois de cela. Ce matin, j’ai encore modifié le chapitre, relisant ce que j’avais écrit la veille, ajoutant du texte, la routine, quoi. Voilà pour ceci. Cela, c’est ceci : le monde d’après ressemble tellement au monde d’avant que je me demande comment on peut avoir envie d’y adhérer, d’y prendre part, de s’y intéresser. Non loin de chez moi, et un peu plus loin, des gens se réunissent au nom de prétendues idées politiques qui, en réalité, n’ont aucune positivité, mais ne sont fondées que sur la haine de l’autre (de n’importe quel autre, c’est important, chacun, en vérité, a son autre, ce n’est pas son altérité qui le définit, mais que chacun puisse le désigner comme son autre, alors qu’en réalité, l’altérité réelle est infime, même si c’est peut-être ce qui est le plus intéressant), la fabrication d’un ennemi et la mise en récit de cette lutte ainsi élaborée dans le but de remporter les prochaines élections. C’est d’une nullité innommable, mais il semble qu’elle satisfasse encore une majorité de la population, et c’est quelque chose que je ne comprends pas. Comment peut-on accepter de vivre dans un monde tel que celui-ci où, chaque jour, l’espace (au double sens littéral et métaphorique, littéral : l’espace matériel du vide entre les bâtiments, et métaphorique : l’espace public), chaque jour, l’espace est un peu plus privatisé, un monde où l’espace laissé libre à la déambulation, à l’errance, à la pensée est toujours plus restreint ? L’espace entre les choses, l’espace public, l’espace commun, l’espace libre, un peu comme le Champ de Mars, le monument de la Révolution dont Michelet parle au début de son Histoire, ce ne devrait être ni la terrasse estivale ni la tribune politique, mais le vide, le désert, l’esplanade sans limites, l’interminable planéité. La ville devrait être comme une immense page blanche, et non pas le toujours plus plein vers les marges toujours plus étroites duquel plein est repoussé quiconque aspire à vivre, à aller, à penser ses propres pensées. Ceci n’a rien à voir avec cela, ai-je tout d’abord pensé, mais ce n’est peut-être pas tout à fait vrai. Loin de Thèbes est une traversée du vide. Je viens de m’en rendre compte. Enfin, « je viens de m’en rendre compte », non, ce n’est pas cela, je m’en déjà étais rendu compte, je ne suis pas tout à fait idiot, mais je ne m’étais pas rendu compte de la façon dont cette traversée du vide s’accroche avec le monde tel qu’il est, pour ainsi dire. Loin de Thèbes n’est pas un roman en prise avec le réel, en phase avec l’actualité, comme les romans doivent être pour qu’ils se vendent, loin de là, mais il s’offre comme un long détour qui est aussi un geste : libérer l’espace, libérer l’expérience, libérer la vie pour d’autres vies possibles, et d’autres vies meilleures si possible.

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