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Les malheurs auxquels l’écrivain est confronté semblent se multiplier à l’infini. Au milieu desquels, en vérité, l’acte d’écrire proprement dit émerge comme un plaisir des plus rares, quand même il relèverait de l’épreuve, comme ce fut le cas hier, ainsi que je l’ai raconté. Écrire, ai-je toujours pensé, je crois, est autotélique : il suffit d’écrire. Et c’est si vrai. Et c’est si faux. Ce matin, j’ai eu beau ne passer que quelques minutes dans la librairie où je m’étais résigné à me rendre pour faire enfin l’acquisition — tardive — des Matinées à Florence de John Ruskin, c’en fut presque trop, déjà. Pendant ce court laps de temps, deux personnes sont venues faire leurs achats : un héritier (« Vous m’avez confondu avec mon père ! », a-t-il dit en éclatant de rire au librairie auteur de la méprise) venu acheter le Demorand (« Mes patients n’arrêtent pas de m’en parler… ») et une dame d’un certain âge (l’âge de l’auteur, sans doute), en quête du Cohn-Bendit (« On n’en a plus », lui répondit laconiquement le libraire). Pauvre de moi. Mais ce n’est pas tout. Cette après-midi, j’ai entrepris d’imprimer le manuscrit des cent-trois premières pages de mon roman, Loin de Thèbes (ce sont les seules que j’ai écrites jusqu’à présent). Et ce fut un si long chemin de croix que, non sans avoir distribué une bonne demi-douzaine de coups de pied à l’imprimante anchropophage, j’ai fini par traverser la rue et aller chez Copytop Montparnasse (Paris XVe) où quelqu’un de fort aimable a fait diligence contre la modique somme de 52,16 euros. Que j’ai réglée sans sourciller (« Excusez-moi mais, par curiosité, en recto-verso, c’est le même tarif ? »). Est-ce le prix à payer pour écrire ? En vérité, il est à la fois plus faible et infiniment plus élevé. Le simple fait d’“y croire”, à l’âge avancé qui est désormais le mien, et malgré l’évidence de l’échec, relevant au mieux de la pathologie mentale. Mais, après tout, personne ne me demandant rien, je n’ai aucun titre de me plaindre : tout ce qui m’arrive, je l’ai voulu et, si je ne l’ai pas voulu effectivement, l’ayant eu, je suis toujours à temps d’arrêter. Pourquoi est-ce que je continue, alors ? À vrai dire, cette question, si l’imprimante ne m’avait pas fait défaut, refusant d’obéir, imprimant à moitié, avalant du papier et mon temps, je crois que je ne me la serais pas posée, pas aujourd’hui, en tout cas. C’est la machine qui la cause, cette peine. Et il n’est pas tout à fait faux de dire que la machine, censée nous faciliter la vie, semble entraver toujours plus nos desseins, se mettre en travers de notre chemin, nous empêcher de faire ce que nous avons le désir de faire, nous humiliant, ou nous renvoyant à la nullité absolue de notre condition. En lisant, dans la notice que Victor del Litto consacra à Rome, Naples et Florence de Stendhal, dans son édition du texte à la Pléiade, qu’en 1817, date de la première édition de l’ouvrage, la gloire littéraire consistait à faire imprimer à compte d’auteur 500 exemplaires d’un ouvrage, et de parvenir tout de même à dégager un petit bénéfice, je n’ai pu m’empêcher de pousser un soupir de dépit. Deux cents ans plus tard, l’écart qui nous sépare de cette époque semble plus grand encore que celui qui nous sépare de la Préhistoire, comme si l’inflation, même en matière littéraire, croissait exponentielle. Pourtant, nul magnat de la Bourse ne règne sur le commerce de la librairie, jouant tantôt à la baisse, tantôt à la hausse, comme ceux qui brassent les milliards de dollars. C’est simplement ainsi que va la marche du monde : à sa perte. À sa perte, vraiment ? J’exagère : il y en a toujours qui gagnent, et le seul reproche que j’ai à adresser à ce monde, n’est-ce pas que ce ne soit pas moi ? Je ne sais pas. Je suis sans doute trop sévère avec moi-même. J’ai perdu tellement de temps cette après-midi que je n’ai plus d’énergie pour rien, et certainement pas pour m’accabler, tout juste pour me faire plaindre. Mais il n’y a personne. Alors, je me tais.