Comment savoir si nous fûmes, ici, là, nous-mêmes ? La mémoire pouvant nous faire défaut, voire nous tromper, les témoignages se falsifiant et leur sens s’altérant avec les ans, il n’y a guère que des traces, parfois des plus vulgaires, abandonnées par le hasard dans nos poches ou nos tiroirs, qui soient en mesure de nous assurer que, peut-être, nous avons été, ici, là. Et nous-mêmes ? À la recherche de ces photographies que, depuis ce matin que j’ai pensé à elles, des photographies de la Sainte-Victoire dans les nuages et de jeux d’ombre et de lumière entre les feuilles et un mur de l’atelier des Lauves, je cherche, j’ai entrepris de ranger cette commode où, depuis trois ans bientôt que nous sommes revenus vivre à Paris, s’entassent papiers, documents, souvenirs, choses cassées, et, si je n’ai pas trouvé là ce que je cherchais, parce que ces photographies instantanées n’y sont pas, mais où sont-elles ? j’entends : ailleurs que dans ma mémoire, je ne le sais pas, j’ai retrouvé ce sachet de sucre, emporté avec moi, je suppose, après avoir bu le café dans lequel je ne le verse pas, parce que je le bois noir, et de préférence serré, il y a plusieurs années de cela, et sur un côté duquel on peut lire « Bar Anna Paestum » et de l’autre voir le plongeur du coin plonger, comme il le fait depuis plus de deux mille ans, à présent, on ne sait où, suspendu dans sa chute. J’ai été ému par cette trouvaille insignifiante, pas autant, sans doute, que par les nombreux dessins de Daphné que j’ai conservés en bon archiviste de nos vies, mais tout de même assez pour que je prenne en photographie ce sachet de sucre, le recto et le verso, non pas tant afin de m’assurer d’en conserver une trace fiable que pour la beauté pure et simple de cette chose banale, certes, mais qu’une décision proleptique, le glissé de la chose dans la poche et son oubli au fond d’un tiroir anticipant sur sa découverte, la joie qu’elle procurera, et les souvenirs qu’elle éveillera, aura sauvé de la destruction à laquelle sa fonction véritable (sucrer quelque breuvage) la destinait. L’étrange, disons-le ainsi, faute de mieux, l’étrange dans tout cela, c’est que, dans ce texte qui n’a pas de nom et que j’écris par touches lentes, ignorant dans quel sens il s’oriente, et en vue du prolongement duquel j’ai songé aux photographies que je ne trouve pas depuis ce matin, mettant l’appartement sens dessus dessous pour ne pas mettre la main dessus, je cherche justement à articuler, à sauter de l’une à l’autre faudrait-il dire plutôt, Naples et la Provence, le Vésuve et la Montagne Sainte-Victoire, la plongée et l’ascension, et que c’est lors de ce voyage à Naples, voyage qui, à l’exception de notre visite à Paestum, précisément, m’avait paru parfaitement détestable, que j’ai glissé ce sachet de sucre dans ma poche au fond du tiroir de laquelle je l’ai retrouvé cet après-midi alors que je cherchais les photographies cézanniennes, Cézanne dont il n’est pas encore question dans le texte en question, mais l’angoissant voyage à Naples, oui. L’étrange, c’est que cela — ce que je suis en train de décrire —, passant pour insignifiant, serait un excellent moyen, le moyen que je n’ai pas trouvé jusqu’à présent, de passer du Vésuve à la Montagne Sainte-Victoire, d’un endroit à un autre du texte dont l’écriture est en cours, moyen que j’ai cherché sans le trouver et que, en ne trouvant pas ce que je cherchais, aujourd’hui, j’ai trouvé.


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