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Ce matin (aucune idée pourquoi, peut-être parce que j’ai mal dormi cette nuit), je me suis souvenu que le père de J., après qu’elle m’eût quitté, me voyant très malheureux, m’avait dit qu’il ne fallait pas se rendre malade pour une fille, la sienne, donc, et que cela m’avait choqué, mais que, manque de confiance en moi, je n’avais pas su lui dire en quoi. Car, en vérité, pour quoi, sinon l’amour, souffre-t-on, c’est-à-dire : vit-on ? Peindre des machins, c’est important, c’est vrai, je ne dis pas le contraire, mais enfin, aimer, c’est autre chose : aimer, c’est la chose en soi. Tout le reste à côté, c’est un peu de vent qui souffle, clapotis, et caetera, mais ce n’est pas si profond qu’on s’y perd. Penser à J. après bien des années ne m’a pas ému outre mesure, parce que c’est passé depuis longtemps, mais je me souviens que son départ, et toutes ses absences auparavant, m’avaient rendu très malheureux : avec elle, je m’étais imaginé une vie que sa fuite rendait caduque, feuille qui tombe et puis pourrit. C’est la vie. Est-ce la vie ? Évidemment que c’est la vie. Qu’y a-t-il d’autre en vie ? Si je n’avais pas su quoi répondre à son père le jour où, c’est que son père m’impressionnait beaucoup, mais il avait tort, impressionnant ou pas, et cela, je le savais déjà, mais je n’osais pas le dire. Comment eussé-je pu oser d’ailleurs ? L’amant abandonné n’a aucun pouvoir, aucune force, pourtant, il a toute la puissance du monde (il contient en lui toute la puissance du monde), mais il ne le sait pas, il ne le sait plus : l’amour parti lui a ôté la possibilité d’accéder à cette connaissance, comme à toute connaissance, ne lui restent plus que les paroles de l’autre, des autres, les dites et les non dites, qui l’emportent, de çà, de là, pareil à la, et caetera, alors il écoute des gens qui parlent, mais ne disent rien, ne lui disent rien, comment le pourraient-ils ? ils parlent d’un objet qu’ils ne connaissent pas, qu’il est le seul à avoir connu et que nul ne connaîtra jamais, un objet unique, d’une singularité telle qu’un rien le brise, l’objet unique de l’amour, qui n’existe que pour autant que cet amour existe, ils parlent d’un objet que nul ne peut connaître que lui, et cette connaissance, le parti de l’objet l’en a privé, elle est là, encore un peu, peut-être, mais elle ne signifie plus rien, n’a plus aucun sens, plus aucun objet, tout ce qu’elle peut faire, c’est se faire science de l’absence, mais qu’est-ce que cela, et à quoi cela sert-il ? Par chance, si chaque amour est unique, les amours ne le sont pas, pas plus qu’elles ne sont une, toutes diffèrent. Ensuite, comme il n’était pas vraiment question d’amour à San Marco (en tout cas, pas d’un amour de ce genre-là), je n’ai plus pensé à cela. En fin de journée, je suis allé me promener lungarno, et puis, passant par le Giardino delle rose, je suis monté jusqu’à San Miniato. Sur les escaliers, un guitariste jouait une version instrumentale de la version de Jeff Buckley de Hallelujah de Leonard Cohen, et cette histoire de version de version m’a paru un peu trop, comme si le XXe siècle devait s’éterniser sans cesse, mais les gens assis sur les marches entre les corps desquels je dus me frayer un chemin ne semblaient pas partager mon avis, qui applaudirent. Et cela m’a paru assez triste, non que je n’aie pas l’habitude que les gens ne partagent pas mes opinions, tant s’en faut, mais faut-il vraiment que l’humanité ait si peu de goût ? La réponse pourra sembler déplaisante, elle n’en sera pas moins vraie : oui, il le faut (Es muß sein ! dirait Milan van Beethoven en son bizarre patois). À un moment, dans ce fleuve de touristes qu’est Florence, j’ai eu l’impression de faire mes devoirs. Je m’en suis ouvert à Nelly : C’est comme si je venais moins ici par plaisir que par devoir, parce que cela fait partie de l’idée que je me fais de la culture, culture que j’ai reçue de mes parents, et que je veux transmettre à mon tour à Daphné, et si c’est assez triste de penser cela, c’est ainsi. À San Marco, il est vrai, il n’y a pas grand monde (et pourtant, c’est peut-être ce qu’il y a de plus beau, si ce n’est au monde, du moins dans la ville), mais lungarno, la seule langue que je n’ai pas entendue parler, c’est celle que j’avais envie d’entendre, la seule que j’avais besoin d’entendre, — la langue du coin. Comment parler si tout le monde emporte son patois avec soi et se retrouve à échanger le même pidgin dépourvu de toute foi ?