Dans la boutique de Santa Maria Novella, il y avait un livre intitulé Firenze com’è qui montrait Florence vide (je suppose que les photographies de la ville ont été prises au moment du confinement) et l’idée que la vraie ville (la ville « comme elle est ») est une ville vide m’a paru fausse. Évidemment, il y a peut-être une sorte de juste milieu à trouver entre le désert de la ville vide quand elle est confinée et la Via dei Calzaiuoli un lundi de Pâques, littéralement saturée de gens qui vont et viennent sans discontinuer (attendant quelques minutes Nelly et Daphné au milieu de ce flux et reflux interminable, j’ai eu peur de me faire piétiner, je me sentais crispé, la mâchoire serrée, la tête rentrée dans les épaules, attendant que le mal me soit fait) pour trouver la ville vraie, mais est-ce qu’elle existe seulement ? Je n’en suis pas certain. Qu’est-ce, d’ailleurs, que « le vrai x » ? Par cette expression, on entend moins, je crois, la chose vraie en tant que telle que l’idée que l’on se fait de la chose, « le vrai x » signifie ainsi « le x en tant qu’il est moral, en tant qu’il correspond au point de vue moral que je porte sur la chose dont il s’agit ». Pendant que j’étais là, en cette fin d’après-midi, Via dei Calzaiuoli, l’idée d’être ici, je veux dire : l’idée d’être à Florence, l’idée d’être à Florence m’a terrifié, et je crois que c’est ce que je cherche à dire depuis nous sommes arrivés, sans parvenir à trouver la formule juste, je crois, l’idée d’être à Florence me terrifie, mais non pour moi-même, qui ne suis qu’un touriste de passage, l’un de ces horribles privilégiés qui pollue sans vergogne, mais pour les gens qui vivent à Florence, dans ce flux et ce reflux interminable de corps qui vont et viennent, sorte de mise à plat démocratique de la tour de Babel (la passeggiata di Babele, per così dire), je me suis senti comme Firenze même, sa personnification, et j’ai senti son martyre : le martyre de sainte Florence piétinée par les touristes du monde entier. Mais non un martyre comme celui de san Lorenzo, sur la fresque de Bronzino dans l’église du même nom, où tout n’est que jouissance, contorsions pornographiques, saint Laurent semblant installé sur son gril comme une diva de l’amour fou sur son sofa. Apothéose du kitsch, la mauvaise manière confine au sublime dans sa frénésie. C’est toujours un peu la même question du point de vue : du dedans ou du dehors, avec les sens (les oreilles, les yeux) sentir les choses ? Touriste au milieu de la rue où se déverse les vacances de l’humanité, je n’ai aucun plaisir et je me demande comment on peut se trouver là, au milieu de ce qu’il faut bien appeler la haine de l’univers, haine de la paix, haine de la beauté, haine de la pensée, haine de la sensation, — tout s’anesthésie ici où tout hurle sans arrêt. Non, un martyre austère, dur comme la pierre dure sur les pieds de laquelle l’humanité vient se fracasser.

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