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Grande émotion au Chiostro dello Scalzo où, devant la Fede d’Andrea del Sarto, ce qui retint mes larmes, ce fut moins le faible sentiment qu’elle m’inspirait que la peur du syndrome de Stendhal qui me gagnait. La vie et le martyre de saint Jean le Baptiste. Comme si rien ne pouvait pour moi ne pas s’accompagner en même temps de la conscience d’être ce que c’est (cette sensation, ce sentiment, cette émotion, et caetera), se saturant de culture, de savoir, de situation dans l’histoire de la civilisation. Et, ainsi, que sentir, c’est à la fois sentir et sentir le sentir, comprendre ce sentiment, en faire un sens, une signification qui s’inscrit dans un ensemble de références, une émotion ne pouvant plus être l’émotion seule, simple qu’elle est, mais devant être toujours en même temps la critique de cette émotion. Comme si l’émotion pure (disons-la ainsi, au risque de simplifier à l’excès) ne pouvait être que kitsch et que seule la critique (le dédoublement de l’émotion : l’émotion et la conscience de cette émotion) pouvait être acceptable, ce qui est une conception d’un scepticisme que je ne peux pas ne pas trouver quelque peu désespérant. Puis-je sentir quelque chose en tant que cette chose même, cette chose seule, cette chose simple, cette chose pure ? Et comment s’abandonner dès lors ? Comment ne pas toujours s’observer soi-même en train de vivre, en train d’être ? Eussé-je préféré pleurer, purement et simplement, devant cette foi ? Peut-être. Parce que m’abandonner à l’émotion, m’abandonner à l’instant, c’eût été, je crois, cela, avoir la foi. N’est-ce donc pas pour moi, la foi ? Un peu plus tard, à Ognissanti (j’ai décrit la scène dans mon carnet de voyage), il y avait cette jeune femme qui priait. Je l’ai observée un certain temps, et je crois que j’ai envié la forme de vie qui était la sienne, forme de vie qui n’était pas la mienne, moi qui étais là en profane, et ne pouvait être là qu’en profane. Assis sur un banc dans la cappella della Madonna dei d’Alba (à gauche en entrant), auparavant, j’avais regardé l’agenouilloir rembourré sur les bancs de l’église et je m’étais demandé si c’était à cela que Pascal pensait quand il confessait s’être mis à genoux ? Mais, moi-même, contrairement à la jeune femme que j’observerais un peu après, nulle part dans l’église, et dans nulle église, je ne me mis à genoux, ne remuai les lèvres, fis les signes ni les gestes qui doivent être faits quand on croit, qui doivent être faits pour qu’on croie. Et c’est vrai que, me trouvant là, là et là, il m’a semblé qu’il me manquait quelque chose, quelque chose dont, ce n’est pas le moindre des paradoxes de la culture qui est la mienne, si je l’avais, je voudrais me débarrasser, — détruire. Et, donc, rien ne s’arrête, je suis sans cesse renvoyé d’une chose à son contraire, d’une émotion à son conscience, de sa conscience à l’excès de cette conscience, au désir d’une forme de vie à la nécessité de sa destruction (qu’elle a eu lieu, qu’elle devait avoir lien, qu’il faudrait qu’elle eût lieu). Ballotté comme par une mer toujours démontée.