Retour à Paris. Il est toujours quelque peu décevant de constater que, en notre absence, les choses n’ont pas changé. Mais en vertu de quoi devraient-elles changer ? Eh bien, du même principe qui fait que nous, nous avons changé : quelque chose a lieu dans notre vie que nous ressentons comme un événement, ce qu’on peut appeler une expérience, qui nous change. Est-ce alors qu’il ne se passe rien dans la vie des autres ? Mais quels autres ? Tous les autres. Cela fait beaucoup de monde, ne crois-tu pas ? C’est tout le problème, en effet, qui fait que, en notre absence, les choses n’ont pas changé. Ou alors, elles ont changé, mais cela ne se voit pas. À quoi sert-il qu’elles changent si cela ne se voit pas ? Est-ce que cela se voit, moi, que j’ai changé ? Je ne sais pas. Qui me regarde ? En tout cas, moi, je sais que j’ai changé. Je le sens. Exactement comme je sens que, en mon absence, de ce côté-ci du monde, rien n’a changé. Et c’est peut-être parce que moi j’ai changé qu’il me semble que rien n’a changé, en mon absence, de ce côté-ci du monde. Je suis allé de ce côté-là du monde, où j’ai fait ceci et cela, où j’ai vu ceci et cela, cependant que, par ici où je suis de retour, c’était toujours la même chose. Tout ce que je puis espérer, c’est que, en mon absence, quelqu’un soit venu ici, de mon côté à moi du monde, s’en soit trouvé changé, et trouve à son retour que, en son absence, rien n’a changé de son côté à lui du monde. Alors, en notre absence, quelque chose aurait en effet été changé, et peut-être qu’un jour, à force d’additionner tous ces changements qui ne se voient pas, mais que sentent qui les expérimente, quelque chose changera dans le monde, le rendant meilleur, ou un peu moins mauvais. Est-ce une ambition réaliste ? Je ne le pense pas, non. Mais que ce genre d’idées ne soient pas réalistes, est-ce une raison pour ne pas les avoir, pour ne pas les penser, pour ne pas les exprimer ? Qui sait, à force de les avoir, de les penser, de les exprimer, quelqu’un d’autre que moi finira peut-être par se dire, Tiens, mais c’est une bonne idée, oui, en effet, ne me suis-je pas trouvé changé, en mon absence ? On ne peut qu’espérer que les choses changent, oui, mais pas n’importe comment. Car, la vérité, c’est que les choses changent, oui, mais n’importe comment, et ce que nous voulons dire quand nous disons que les choses n’ont pas changé en notre absence, ce n’est pas que les choses n’ont pas changé littéralement, ce qui n’est pas possible, tout change tout le temps, mais qu’elles ont continué de changer comme elles changeaient avant notre absence, n’importe comment, et qu’ainsi, si les choses ont changé parce qu’elles changent tout le temps, le changement des choses, lui, n’a pas changé, il est resté le même : c’est toujours le même changement des choses, qui ne changent pas comme il faudrait qu’elles changent, qui devraient changer selon un autre changement plutôt que de toujours changer, mais n’importe comment. Avant de quitter Florence, à la terrasse du Gran Caffè San Marco, Piazza San Marco, en face de l’église et du couvent du même nom, j’ai envoyé à G. la première partie de Loin de Thèbes, qu’il a bien voulu accepter de lire, telle quelle, c’est-à-dire sans que moi-même je l’ai relue entièrement, avec toutes les incohérences qu’elle contient sûrement, tous les errements, tout ce qui ne va pas (et n’ira peut-être jamais, en plus), et c’est comme si j’avais besoin de le faire où j’étais, sans attendre de rentrer, comme si c’était un acte en soi, ou un geste, quelque chose de cet ordre-là. Cela peut sembler insignifiant, mais il me semble que ce ne l’est pas, bien au contraire, cela signifie quelque chose, que je porte, ou transporte, plutôt, que je transporte avec moi l’écriture que je porte, que je vis sans arrêt, sans oubli. Et que c’est cela, la vie.

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