J’ai cru avoir une idée, mais en fait, non, alors je l’ai effacée. Enfin, en fait, non, si, j’ai bel et bien eu une idée, mais elle n’était pas bonne, et c’est pour cette raison que je l’ai effacée. Ces deux dernières phrases sont comme le tombeau de ma mauvaise idée. Qu’elle repose en paix dans l’oubli. Ceci, en revanche, je ne crois pas que ce soit une idée, mais je crois que c’est bel et bon, encore que ce soit étrange de le dire ainsi, que voici : l’argument du succès me dégoûte. On dit : « Il y avait 98000 spectateurs au concert de N. », et c’est un argument définitif qui signe la valeur absolue, indiscutable, irréfutable de ce N. dont il est question. Il n’est pas étonnant que l’intelligence artificielle se développe à une époque où la valeur est devenue purement numérique. (Au sommet de l’échelle des valeurs de l’humanité, l’entrepreneur capitaliste a remplacé le génie, avec les conséquences que nous apprenons désormais à connaître.) Le développement de l’intelligence artificielle n’est pas une simple question de possibilité technique (comme si l’on disait : « Si elles avaient atteint le niveau de développement technique qui est le nôtre, les époques précédentes elles aussi auraient inventé l’intelligence artificielle », ou : « Toute civilisation, terrestre ou extra-terrestre, parvenue au niveau de développement technique auquel nous sommes parvenus doit nécessairement inventer l’intelligence artificielle », l’intelligence artificielle n’est pas simplement une technique, c’est avant tout un concept, et les mots mêmes qui sont employés pour le nommer sont explicites dans leur absence totale de métaphorisation : l’intelligence artificielle est le concept d’une époque qui parle cash, qui a la haine de la pensée, de la nuance, de la subtilité, de la finesse, c’est le concept d’une époque pour qui compte avant tout ce qui se compte). L’intelligence artificielle est l’expression de notre époque dans la forme qu’elle prend de l’accomplissement de la révolution industrielle dont la fin dernière doit être l’artificialisation de la vie, la dénaturalisation — ou dénaturation — de la nature dans sa totalité. La numérisation de la valeur, qui touche toutes les dimensions de la vie sociale (économique, évidemment, mais aussi politique, intime, esthétique) conduit à la suppression de la signification, laquelle est désormais devenue dispensable. La signification est le souvenir lointain d’époques révolues, qui chaque jour un peu plus tombe dans l’oubli. La question de savoir si, à la fin de l’histoire (la vraie, l’histoire naturelle, et on en reparle tout de suite après), il restera encore des êtres humains pour vivre cette vie artificielle paraît à la fois complètement absurde et tout à fait sensée. Le processus d’artificialisation qui coïncide avec le développement de l’humanité, et dont l’artificialisation de l’intelligence n’est qu’une étape supplémentaire, semble tendre logiquement à une conséquence de ce genre. L’artificialisation est l’histoire naturelle de l’humanité. Et, contrairement à ce que son apparence peut laisser penser, cette dernière phrase n’est pas une sentence paradoxale. Dès la naissance d’homo sapiens, son histoire est celle d’une autonomie toujours plus importante par rapport à la nature. Or, problème auquel il ne semble pas y avoir de solution, la seule limite à ce développement d’homo sapiens est la mort (le fantasme de maîtrise de la mort dans les sociétés occidentales comme la nôtre s’exprime dans la légalisation et la socialisation du suicide — ce qu’on appelle, un peu naïvement, euthanasie — mais ce n’est qu’une réalisation symbolique, sans réalité : on a beau maîtriser la temporalité de sa mort, on n’en meurt pas moins pour autant). En dénaturant la vie, en l’émancipant de la vie même, pense-t-on, l’espèce humaine parviendrait à échapper à la mort. L’argument est en quelque sorte le suivant : la mort est naturelle, il faut donc artificialiser la vie pour qu’elle échappe à la mort. C’est que, là où les autres espèces ont une histoire naturelle, l’espèce humaine a une histoire dénaturelle, une histoire artificielle. Dans l’intelligence artificielle, l’espèce humaine ne se dispense pas tant de penser (c’est l’être humain qui entraîne la machine qui est appelée à devenir le prochain stade de l’évolution de l’espèce humaine) qu’elle ne dénaturalise ce qui la distingue du reste de la nature : la pensée, qui fait que, justement, son histoire naturelle est une histoire dénaturelle. La pensée permet à l’espèce humaine de s’émanciper de la nature, et l’accomplissement de cette émancipation, c’est l’artificialisation de la pensée, l’artificialisation de l’artifice, la sortie complète de la nature. Évidemment (car encore faut-il que tout cela réussisse — or, de la même manière l’on peut très bien voir l’histoire des sciences comme l’histoire des théories qui se sont révélées fausses, l’histoire dénaturelle de l’humanité est une histoire faite de sang versé où les répits ne sont que des gouttes dans l’océan —), personne n’a la moindre idée des conséquences que cette nouvelle étape dans l’histoire dénaturelle de l’humanité peut bien avoir (et sur elle-même, pour commencer), mais une telle ignorance n’a absolument aucune importance : tout ce qui s’est fait dans l’histoire de l’humanité s’est toujours fait dans l’ignorance la plus parfaite de ses conséquences.

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