Humanisme renoncé. — On s’alarme que des crimes violents sont commis en nombre croissant (semble-t-il), mais ne devrait-on pas surtout s’étonner qu’il n’y en ait pas plus ? Le fond de la chose, pour y aller sans délai, c’est qu’il y a un reste d’éducation dans la société, comme un peu de graisse dans la poêle après cuisson, qui empêche encore un temps le déferlement de violence qui vient. Car, à mesure que la société, renonçant à l’humanisme, au nom d’idées qui n’ont en soi rien d’indéfendable — idées comme celle qui veut que l’être humain ne soit pas le centre de l’univers, celle qui veut que l’espèce humaine ne soit pas fondamentalement différente des autres espèces vivant sur terre ou, potentiellement, au-delà, celle qui veut que l’être humain ne jouisse d’aucun privilège, qu’il n’ait rien qui le rende spécial —, délaisse sa mission civilisatrice, comme si elle était acquise une bonne fois pour toutes (ah, naïves gens !), elle destine l’être humain à devenir cette bête sans esprit qui se révèle incapable de sublimation, de métamorphose, d’abréaction, mais simplement de réaction, qui croit tout ce qui lui passe par la tête, alors que nous passons notre temps à mentir, à commencer par nous mentir à nous-mêmes, et explose in fine. On interprète à tort le principe humaniste formulé par Protagoras dans sa célèbre formule (« L’homme est la mesure de toutes choses ») comme une forme de relativisme primitif signifiant quelque chose comme « À chacun sa vérité », ce qui est une absurdité parce que Protagoras ne s’est jamais contenté de dire : « L’homme est la mesure de toutes choses », il a pris le soin d’ajouter : « de celles qui sont qu’elles sont, de celles qui ne sont pas qu’elles ne sont pas » (πάντων χϱημάτων μέτϱον ἐστὶν ἄνθϱωπος, τῶν μὲν ὄντων ὡς ἔστιν, τῶν δὲ οὐκ ὄντων ὡς οὐϰ ἔστιν), ce qui ne signifie pas que chacun voit le monde comme cela l’arrange et que nos sensations, conceptions, sentiments sont incommensurables, mais tout le contraire. La formule de Protagoras affirme la nécessité d’une ontologie humaine afin que nous puissions nous y retrouver parmi les choses. En tant que nous avons affaire aux choses, c’est nous qui en sommes la mesure. Dans son dictionnaire, Chantraine fait remarquer que τὰ χρήματα, pluriel de χρῆμα, apparaît dans l’Odyssée, et non dans l’Iliade,où il désigne les biens, les richesses, l’argent avant de signifier « en un sens très affaibli », prend-il la peine de préciser, « chose, affaire », ce qui fait penser que le choix même du terme par Protagoras dans sa formule n’a rien d’anodin, d’une part, et l’oriente, de l’autre, au point d’en faire quasi une tautologie : en tant que nous avons affaire aux choses, c’est nous qui avons affaire aux choses. Or, on peut aussi lire cette formule de façon plus charitable, et non comme une tautologie, mais comme une sorte d’impératif moral : il faut que nous nous occupions des choses, de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas, il faut que nous mettions de l’ordre dans les choses en tant que les choses sont nos affaires, puisque nous sommes en rapport avec elles. En tant que nous avons affaire aux choses, les choses sont nos affaires, et celles de personne d’autre que nous, les êtres humains. Cela ne signifie en aucun cas que chacun pense ce qu’il veut de ce qu’il veut, mais que nous ne pouvons pas faire appel à autre chose que nous-mêmes pour organiser notre relation aux choses, il n’y a pas de fondement extérieur (de l’autre côté du ciel, notamment, comme chez Platon) à notre ontologie, ce qui revient à dire que notre ontologie n’a pas de fondement du tout. Notre ontologie flotte parmi les choses auxquelles nous avons affaire. Ce pourrait être une forme de relativisme s’il y avait une autre mesure possible que l’être humain, dit Protagoras, mais cela n’a aucun sens, dans notre relation aux choses, nous sommes tout seuls. Le renoncement à l’humanisme en ce sens-là (mais y en a-t-il un autre ?) conduit à renoncer à toute mise en ordre, et pour commencer de l’être humain lui-même. Or, ce renoncement repose sur une confusion entre le fait que nous soyons la mesure des choses en tant que nous sommes en rapport avec elles, et que nous avons pour mission de dire celles qui sont et celles qui ne sont pas, et le fait que cette mesure soit une sorte de privilège qui nous place au-dessus des choses. C’est donc un contresens : Protagoras ne nous place pas au-dessus des choses, mais parmi les choses, au même niveau qu’elles, ne serait-ce que pour cette raison difficilement réfutable qu’il n’y en a pas d’autre niveau. La culture monothéiste (monistothéiste, faudrait-il même dire) — qui l’a inventée par différence, par opposition avec la transcendance conçue comme fondement — nous a sans doute désappris à penser cette immanence-là, ou plutôt à penser en fonction de cette immanence-là (parce qu’elle est l’état des choses) et, dans la mesure où, par sa distinction même entre deux niveaux d’êtres, elle a établi une hiérarchie entre les êtres, c’est elle qui a établi le privilège qu’on reproche à l’humanisme et ce, alors même qu’elle est fondamentalement anti-humaniste (elle pose, soutient et affirme qu’il y a une autre mesure des choses, mesure supérieure à l’humaine mesure et qui en est le fondement). C’est la déshumanisation de l’humanisme — pour qui cherche un fondement indiscutable à son pouvoir, l’humanisme paraît toujours scandaleux — qui a fondé l’être humain à s’accorder le privilège d’une supériorité dans les choses, par sa connexion à l’autre niveau ontologique qui est le fondement de tout être. En renonçant à l’humanisme à la Protagoras, l’humanité (ou, soyons précis, la partie qui se trouve de ce côté-ci du monde, en Occident) ne s’apprête pas à retrouver une relation plus vraie avec les choses (les autres êtres au même niveau que nous), à dépenser (dé-penser) ces êtres comme choses, à disparaître dans la béatitude d’une unité enfin retrouvée, comme elle se l’imagine naïvement, mais à ne plus rien penser du tout, à ne plus avoir de relation du tout, ni avec soi ni avec les autres, avec plus rien du tout. En attendant, et non sans amusement, cette vieille humanité occidentale, regardons-la paniquer avant de s’éteindre définitivement, mais toute seule.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.