Tout est de l’art : Histoire de Walter Spältinger (un voisin)

Aux heures les plus sombres de l’histoire de sa lutte contre lui-même, Walter Spältinger avait pour habitude de détruire des miroirs. Oh non, non non, non non non, il ne s’y prenait pas comme tout le monde. Enfin, c’est-à-dire que oui, il avait bien commencé par s’y prendre comme tout le monde en ce sens qu’il explosait la glace d’un miroir d’un coup de pied ou d’un coup de poing et d’autant de coups d’un pied ou de l’autre, d’autant de coups d’un poing et de l’autre, que cela s’avérait nécessaire pour réduire la glace du miroir en mille petits morceaux mêlés de gouttes de sang, de morceaux de chair, de lambeaux de vêtements, de particules élémentaires de semelles en caoutchouc, et caetera, il s’y prenait comme toute le monde, en somme, mais cela n’avait rien de satisfaisant. Il devait le confesser lui-même à sa façon : 7, 77, 7777777 ans de malheur, peu m’importe, c’est la prétendue sagesse populaire elle-même qu’il faudrait maudire, et en fin de compte détruire, il faut la réduire au néant de tous petits morceaux de glace éparpillés aux quatre coins du monde, exploser la sagesse populaire, autant de 7 fois que tu veux, exploser tous ces on dit, tous ces il faut que, toutes ces conceptions du monde, toutes ces visions du monde, toutes ces affirmations qui ne sont jamais rien d’autre que des opinions enflées, rien d’autre que des moi personnellement je crois que, des moi si on me demandait mon avis je leur dirais, qui en sont venus à s’exprimer d’une manière ou d’une autre, et quelqu’un a fait semblant d’écouter ou a vraiment écouté, à force de répéter les choses, c’est ce qui arrive, les gens finissent par les écouter, et y croire, le pire, c’est ça, y croire à ce médiocre petit moi je pense que devenu extatique jusqu’au point de former un système de pensée qui emporte l’adhésion universelle, alors que ce n’est jamais que vulgairement populaire, affreusement populaire, 7 ans de malheur, qu’est-ce que c’est bête, et dire que ces gens pensent, mais qui leur a demandé de penser, certainement pas moi, c’est cette part de populaire, d’ancestral, d’éternellement vrai en soi du moment que ça m’arrange, moi moi moi, qu’il faudrait détruire. Évidemment, aurait pu ajouter Walter Spältinger, c’était beaucoup pour un seul homme. Mais je ne crois pas qu’il l’ait jamais dit. Pensé, peut-être, cela, je ne peux le dire avec certitude. En revanche, je crois qu’il restait longtemps devant le miroir qui avait remplacé le précédent miroir qu’il avait brisé la veille avant de le briser à son tour. Mais un jour, non, Spältinger n’a plus voulu. Il voulait bien détruire le miroir, mais pas comme il avait pris l’habitude de le faire. Il voulait faire quelque chose de mieux, quelque chose qui passerait à la postérité, dans les annales de la grande histoire de la destruction, un acte qui aurait enfin la faculté de l’engager tout entier dans cette destruction et de les consacrer lui et elle. Jusqu’à présent, c’est ce que Spältinger a certainement pensé à ce moment-là, avec les poings ou avec les pieds, au mieux, j’ai beaucoup saigné. C’est vrai que je suis parvenu à exploser la glace, mais il faut bien l’admettre, tout cela ne va pas très loin. Rien de tout cela ne va assez loin. Quand je donne un coup de poing dans le miroir, et puis un autre, et puis un autre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien en mesure de me refléter, oui, en effet, il ne reste plus rien en mesure de me refléter, et j’ai la main en sang, mais ça ne change rien. Rien du tout. Il faut toujours que je me regarde. Je ne peux pas m’en empêcher. Tu me diras, Walter, a dû se dire Walter Spältinger, tu pourrais te crever les yeux. Oui, je pourrais le faire, Walter, mais n’aurais-je pas encore présent devant l’œil de mon esprit tous les souvenirs de tous les reflets de moi-même que j’ai vus dans les miroirs ? Mon esprit ne serait-il pas peuplé encore de toutes ces images mentales, pires que des images reflétées, des images mentales d’images reflétées, bien pires que des images simplement reflétées, parce que les images mentales, ça ne se détruit pas, mon petit Walter, ni à coup de pied ni à coup de poing ? Mais alors, Walter, c’est ta tête qu’il faut détruire, dut dire un Walter à l’autre. Et pendant un moment que je crois assez long, les deux Walter restèrent prostrés.
La mort. Je crois que Spältinger n’y avait jamais pensé. Pourtant, c’est ce que je me serais dit, moi, à sa place, si un matin, au réveil, alors que tu aperçois ton reflet dans la glace du miroir de la salle de bains, tu ne peux plus te voir, tu ne parviens plus à te regarder en face, inversé certes, mais en face quand même, si le matin d’après non plus, tu ne peux plus, et si les jours passent ainsi les uns après les autres sans que tu ne puisses plus te regarder inversement en face dans la glace, et que le sentiment grandit en toi qu’il t’est insupportable de te voir, intolérable de voir cet être que tu peux dire peut-être insignifiant, laid, cet être si banalement humain qu’il n’a pas le moindre intérêt à tes yeux, pas plus d’intérêt que le voisin que tu croises tous les matins après t’être regardé dans la glace du miroir de la salle de bains et ne pas être parvenu à t’y voir, le voisin que tu entends tous les soirs quand il parle pendant des heures à dieu sait qui à propos de dieu sait quoi et qu’il t’empêche de dormir parce que le mur est si fin entre son appartement et le tien que tu ne peux pas ne pas l’entendre, et il parle et il parle, jusqu’à quand va-t-il encore parler, tu t’endors peut-être bercé par la litanie ineffable de ses paroles en l’air, mais lui qui sait ? peut-être qu’il continue de parler jusques au petit matin, et qu’il te devient chaque jour encore un peu plus insupportable de devoir entendre ce bavardage inepte tout autant qu’incessant, du soir au petit matin quand tu te réveilles pour aller te regarder en face inverse, quand donc tu deviens l’égal de ton voisin, dont tu as toujours pensé qu’il était un moins que rien, quand donc tu deviens toi-même un moins que rien, ta propre image dans le reflet de la glace du miroir de la salle de bains en plus, je ne sais pas, je dis ça comme ça, mais pour moi, ça va de soi, il vaut mieux mettre fin à ses jours. Mais pas Walter Spältinger, non. Je crois qu’il n’y avait même jamais pensé. Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’il y pense enfin ? Je ne sais pas. Enfin, j’ai bien une vague idée de ce qui a pu se passer. Il est probable, je ne dis pas hautement probable, mais il est probable, oui, tout de même, qu’il ait entendu ce que je disais. Et il est probable qu’il ait compris ce que je racontais, qu’il m’ait entendu hurler parfois parce que je n’en pouvais plus du vacarme qu’il faisait, parce que je ne supportais plus le bruit des bris de verres tous les jours que dieu fait, peut-être, c’est probable, peut-être qu’il m’a entendu hurler, mais qu’est-ce que c’est que ce débile, il y a des gens qui essaient d’écrire, et de vivre, enfin de faire quelque chose de leur vie, c’est insupportable ce bruit, tu me diras, quand on vit dans un trou à rats comme ici, c’est normal de se retrouver entouré par la lie de la société, cafards, cloportes, nuées de nuisibles, pas étonnant, j’aurais dû m’en douter, tout ça, c’est de ma faute, après tout, mais quand même quand même, qu’est-ce qu’il fout ce con, bordel, qu’est-ce qu’il fout, ce n’est pas possible de faire un tel vacarme, mais qu’est-ce qu’il branle, qu’est-ce qu’il branle putain, mais putain qu’est-ce qu’il branle, mais finis-en une bonne fois pour toutes, mais fous-toi en l’air pauvre con, balance-toi par la fenêtre, qu’on en finisse, mais crève espèce de débile mental, crève à la fin. C’est probable, en effet. Peut-être que si j’avais su qu’il m’écouterait vraiment, je n’aurais pas dit tout ce que j’ai dit, je ne pensais pas vraiment ce que je disais, enfin, je le pensais peut-être, mais pas comme cela, pas avec des mots comme ceux-là, même si, c’est vrai, c’est plus calme dans l’immeuble depuis que Walter Spältinger a compris qu’il pouvait envisager la mort comme une solution efficace à ces problèmes de réflexions, peut-être que si j’avais su qu’il m’entendrait vraiment, je l’aurais peut-être dit plus tôt, si j’avais su, je sais, ça ne se dit pas des choses comme ça, mais quand même, car il faut bien dire ce qui est quand c’est, c’est mieux maintenant. Bref, je ne sais pas si c’est à cause de moi ou non, mais un jour, une nuit plus exactement, on a entendu une grande explosion dans la cour de l’immeuble. On a ouvert la fenêtre et on a vu des débris de chair et de verre mélangés un peu partout, sur le sol, sur les façades des immeubles autour de la cour, partout vraiment partout. Je ne sais pas si on a compris tout de suite ce qu’il venait de se passer. Moi oui, j’ai compris, mais je n’ai rien dit. J’ai attendu de voir ce qu’on en disait. Ce qu’on en a dit bientôt, c’est que Walter Spältinger souffrait de graves troubles psychologiques (ce n’était pas faux de le dire ainsi, mais ils étaient plus précisément réflexifs, ses troubles). Il n’en pouvait plus de la vie. Un jour, il est allé acheter un grand miroir, beaucoup trop grand pour son appartement, et il se l’est fait livrer durant la nuit dans la cour de l’immeuble. Vous vous rendez compte, ça a dû lui coûter horriblement cher. Et nous, qu’on s’est douté de rien. Non de rien. Oh, bonjour bonsoir, c’est tout, si on avait su, on aurait fait quelque chose. Ah, oui, moi qui ai fait un peu de psycho, j’aurais pu lui parler. On n’est pas assez proches les uns des autres. Avec le travail, les enfants, c’est-à-dire, vous savez. Mais qu’est-ce vous voulez faire dans ces cas-là, qu’est-ce que vous voulez faire ? quand les gens ils ont décidé d’en finir, ils ont décidé d’en finir. C’est vrai, mais tout de même. Tout de même. Tout de même, personne ne s’était douté de rien, et moi j’ai continué de ne rien dire, parce que ça ne servait plus à rien désormais. En plus de se faire livrer le miroir trop grand pour son appartement, mais pas pour la cour de l’immeuble, Walter Spältinger s’est documenté et a fabriqué une bombe artisanale. Une ceinture d’explosifs, c’est ce qu’on a dit. Mais moi, à en juger par l’état dans lequel on a retrouvé son corps, je crois qu’il s’agissait plutôt d’un costume explosif. Mais passons, ce ne sont que des détails. Il s’est documenté, il a fabriqué ses explosifs artisanaux, s’est fait livrer le miroir durant la nuit et quand tout a été prêt, il s’est mis à courir d’un bout à l’autre de la cour et s’est fait exploser au moment où son corps rencontrait la glace du miroir. Le moins qu’on puisse dire (je ne me pardonne pas l’expression, mais je ne peux pas m’en empêcher), c’est que Spältinger a réussi son coup. En actionnant son costume explosif, il a réussi à faire sauter d’un coup et le miroir et sa personne. Avec une telle violence de surcroît que les deux, le miroir et la personne, se sont d’abord volatilisés avant de se mélanger, les particules de son corps et les particules du miroir unies pour l’éternité par l’explosion. J’analyse, car en réalité, ça n’a duré qu’une infime fraction de seconde. Mais le résultat est là : l’union parfaite de Walter Spältinger et de son reflet.
Pour finir, je vais être honnête. Je sais que ce n’est pas le genre de choses qui se disent, aussi quand on m’a demandé mon avis, j’ai fait comme j’avais fait jusqu’à présent, je n’ai rien dit du tout, mais je pense que Walter Spältinger a été heureux à ce moment-là. Au moment de l’explosion, au moment où son corps et son reflet s’unissaient pour l’éternité sous le coup de l’explosion, Walter Spältinger a ressenti une profonde béatitude, comme si tous ses efforts pour se lever le matin, toutes ses souffrances en se voyant en face inversée dans la glace du miroir de la salle de bains, tous les jours passés à chercher un miroir à briser pour remplacer le miroir qu’il venait de briser, toutes ces nuits où il ne pouvait pas dormir parce que le voisin d’à côté l’en empêchait en parlant sans cesse de choses ineptes alors que lui ne pensait qu’à lui et qu’il ne pouvait pas se concentrer sur lui-même à cause de la voix du locataire d’à côté, toutes les fois qu’il a dû recommencer, surtout, sans que cela ne semble jamais avoir de fin, tout cela précisément a eu une fin. Parvenir à la fin et sentir que c’est exactement là que tu devais te trouver, Walter, c’est cela qui t’a rendu heureux au moment d’exploser. Parvenir non pas au bout de la route, mais au moment où tout s’achève enfin. Il n’y a pas eu de révélation pour toi, Walter, simplement une fin. Et c’était là ce que tu désirais avec ton ardeur explosive. D’autres avant toi ont cherché le moyen d’en finir, mais c’était par manque de sens, dans l’espoir de découvrir enfin le sens qui leur avait échappé depuis le jour de leur naissance. Rien n’avait jamais eu de sens pour eux et, au moment d’en finir, s’apercevant sans doute que rien n’avait de sens, que c’était donc littéralement toujours la même histoire, c’est le désespoir qui a dû les gagner, mais c’était déjà trop tard, ils venaient d’en finir. D’autres viendront sans doute après toi, eux aussi ils chercheront un sens, qu’ils prennent exemple sur toi, Walter. Ta fin n’aura été qu’elle-même, le moment quand ta scission s’est achevée, l’instant de l’union de ton corps avec une matière qui s’opposait à toi en te renvoyant toujours à toi-même. En t’unissant avec ton inverse, Walter, en t’unissant avec cet inverse de toi qui était devenu ton contraire, ton ennemi, ta douleur et ta vie, tu as mis un terme au sens de toutes choses. Et à présent, la nuit (la journée étant malheureusement occupée pendant un certain temps encore par les travaux de ravalement des façades donnant sur la cour intérieure de l’immeuble), à présent, dis-je, la nuit, le silence règne dans l’immeuble qui t’oublie peu à peu, Walter Spältinger. Et ton absence éclaire le monde d’un jour nouveau.