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Au lieu de me demander quelle trace de moi laisser, peut-être, me demander de quoi je suis la trace. Alors, c’est toute la relation au moi et au quoi du monde qui change, ne trouves-tu pas ? Je suis la trace d’une histoire, d’une époque, d’un désir, c’est possible, mais par histoire, je peux entendre une autre perspective que celle-là, à savoir moins l’écriture (la trace des événements qui ont eu lieu et de ceux que l’on aura inventés), que l’histoire naturelle, la suite des transformations successives qui ont conduit à peu près ici. C’est cela, toujours, même si nous n’en avons pas pleinement conscience, qui me semble poser problème : que nous ne percevions pas clairement que nous ne sommes pas les premiers sur terre. Et, encore une fois, cela, je ne l’entends pas au sens de cette histoire relativement brève, en vérité, au regard de l’histoire de la planète, de l’histoire de l’Occident, par exemple, ou plus largement l’histoire de la société, mais au sens de l’histoire naturelle du cosmos, dont nous sommes un instant infime, contingent, fruit du hasard, et pourtant, pleinement réel. Notre contingence, notre infimité, j’allais écrire, à la faveur d’un lapsus, notre infirmité, ce que précisément, ce n’est pas : notre contingence, notre infimité, notre hasard, ce ne sont pas des infirmités, des manques comparées à une essence plus pleine, plus pure, plus réelle ; — c’est tout ce qu’il y a. Et, si nous sommes, c’est au même titre que tout ce qui est dans l’univers est. Et, au lieu de s’acharner à laisser des traces plus ou moins signifiantes, plus ou moins nécessaires, parvenir à la conscience que nous sommes la trace de cela (et pas l’écume dispensable), mais que nous sommes comme le sédiment de l’histoire naturelle du cosmos, cela n’est-il pas à même de nous aider à comprendre ce que nous faisons ici, en ce moment, et, par suite, quelles traces il faut et quelles traces il ne faut pas laisser de nous ? C’est sans doute moins de soi — en tant qu’être complet, fini, clos, achevé — qu’il faut laisser la trace que de cette compréhension de la réalité d’un cosmos en constante métamorphose et dont nous sommes un moment local, comme tout ce qui existe en est un moment local. Et le cosmos, ce serait cela : la totalité non finie de tous ses moments locaux. Dans cette histoire-là, ce n’est pas l’existence d’un moi qui pose problème — la réalité des mois —, mais la croyance en une entité dont la nature pourrait se définir indépendamment de l’histoire du cosmos. Une telle croyance est une illusion (au sens où il n’y a pas de « vrai moi » qui logerait à l’intérieur du corps comme un locataire dans son HLM), qu’il faut détruire. Mais (contrairement à ce que Wittgenstein pensait, probablement, quand il écrivait : « The idea of the ego inhabiting a body to be abolished. »), ce n’est pas en détruisant l’objet de cette croyance illusoire qu’on peut détruire l’illusion de la croyance ; c’est en montrant tout l’écart qui la sépare du cosmos, en faisant voir comme elle est loin de l’univers, comme elle cherche, en réalité, à s’en absenter, pour trouver une stabilité, une forme d’éternité, qui n’existe tout simplement pas. Ou, dit autrement, l’ontologie est illusoire parce qu’elle porte sur des êtres qu’elle invente, fabrique de toutes pièces, en supposant leur immutabilité. Or, de telles êtres n’ont aucune réalité, ce sont de pures chimères. En permanence, tout se métamorphose.