Tout est de l’art : Ivan Deulofeu devant le souterrain

Tous les matins, quand il est l’heure, souvent avant mais jamais après, il se demande pourquoi il devrait se lever. Généralement, il se lève sans même prendre le temps de répondre à la question. Il se dit : À quoi bon te lever, Ivan Deulofeu ? Et il se lève quand même. Il se dirige vers la salle de bains, allume la lumière et évite soigneusement de se croiser dans le miroir. Avec le temps, c’est devenu machinal, il ne prend même plus le soin de s’éviter, il le fait spontanément. C’est son corps qui a appris cette disposition, c’est un réflexe acquis, en quelque sorte, une habitude qu’il a incorporée. Désormais, éviter de se croiser dans le reflet des miroirs est devenu la seconde nature d’Ivan Deulofeu. Quand il sort de la salle de bains, quelques minutes plus tard, il se dirige vers la cuisine où il prépare son petit-déjeuner. Ce trajet, si court, lui devient pourtant chaque jour un peu plus insupportable, comme s’il résumait à lui seul l’ensemble des raisons qui font que, tous les matins, quand il est l’heure, Ivan Deulofeu se demande : Est-il besoin de se lever encore ? Et s’il le fait, ce n’est pas une réponse à cette question. Ivan Deulofeu ne répond pas à la question en se levant ; il se lève, c’est tout. Ensuite, Ivan Deulofeu sort de chez lui. Il marche jusqu’à son travail. C’est un des rares luxes qui ponctuent l’existence d’Ivan Deulofeu, pouvoir marcher jusqu’à son travail au lieu de s’engouffrer dans les transports en commun, comme le font la majorité de ses contemporains. Quand il passe près de l’entrée souterraine, il regarde ses contemporains qui s’y engouffrent ou s’en extirpent. Ivan Deulofeu ne ressent aucun mépris pour eux. Au contraire, il souffre plutôt, il compatit parce que, lui, il ne pourrait pas, il ne parviendrait pas à entrer dans le souterrain, il aurait l’impression d’être mort déjà et d’accepter cette mort déjà, ne serait-ce que quelques instants, ne serait-ce que le temps d’un simple trajet du domicile au bureau, l’impression d’accepter cette mort en s’engouffrant dans le souterrain. Ta vie ressemble déjà bien assez à la mort, Ivan Deulofeu, se dit Ivan Deulofeu, en pensant à tous ces corps qui s’engouffrent dans le souterrain, tous ces corps qui s’en extirpent. Alors, non sans éprouver une réelle douleur, il passe son chemin. Au bout de quelques minutes, environ un quart d’heure, parfois moins jamais plus, Ivan Deulofeu arrive au bureau où il travaille. Il dit bonjour à quelques visages vides, des visages qui n’ont ni œil ni nez ni bouche ni oreille, ne sont rien qu’une infime étendue de chair vide entre le menton et les cheveux, c’est ainsi qu’Ivan Deulofeu se représente ses collègues de travail, comme une abstention. Après avoir dit bonjour à ces visages qui se se sont abstenus d’être, Ivan Deulofeu s’enferme dans son bureau devant l’écran de son ordinateur. Personne ne vient jamais déranger Ivan Deulofeu parce qu’il travaille efficacement. Il suffit de le laisser travailler et il abat une quantité impressionnante de travail, l’équivalent de la quantité de travail de trois ou quatre salariés. Il traite toutes les demandes qu’on lui adresse, des questions juridiques pour la plupart, sans intérêt. C’est à cause de cette absence d’intérêt qu’Ivan Deulofeu est si efficace. Il travaille avec une rigueur unique. Il se plonge dans la masse de questions techniques comme si c’était une eau douce et tiède dans laquelle se baigner. Il n’a pas besoin de penser, il n’a pas besoin de réfléchir, il n’a pas besoin de prendre du recul, comme on dit. Il peut s’oublier, disparaître dans la masse de questions technico-juridiques. Il ne parle à personne, tout passe par l’écran de l’ordinateur, il tend les mains vers son clavier, il commence à taper, à cliquer, ouverture et fermeture sans discontinuer de myriades de fenêtres, et l’ordinateur devient une extension d’Ivan Deulofeu, l’organe véritable de sa vie. Tous les matins en commençant à travailler, il a le même sentiment d’abandon de son corps dans autre chose que lui-même. Il disparaît dans cette masse plus grande que lui-même qui se trouve en face de lui, il s’enfonce dans le travail. Le travail l’avale et le digère. À la fin de la journée, le travail a fini de digérer Ivan Deulofeu et il doit rentrer chez lui. Il fait généralement une ou deux heures supplémentaires, mais comme elles lui sont effectivement payées, le directeur des ressources humaines de l’entreprise finit toujours par passer la tête dans le bureau d’Ivan Deulofeu pour lui dire qu’il est temps de rentrer chez lui. Ivan Deulofeu répond que ah oui, c’est vrai, il est bien tard, déjà. Et au moment de se lever pour partir, une fois par semaine, parfois plus jamais moins, le directeur des ressources humaines de l’entreprise demande à Ivan Deulofeu s’il a songé à cette idée de télétravail. Ivan Deulofeu regarde d’un air sombre le directeur des ressources humaines et lui dit que oui, il y a pensé, mais que non, il ne pourrait pas, qu’il a besoin de sortir de chez lui, qu’il a besoin de venir au bureau. Le directeur des ressources humaines lui dit qu’il comprend, mais que ce serait tout à son avantage puisqu’il profiterait évidemment de la réduction des coûts que le télétravail permettrait de réaliser. Une augmentation de salaire bien supérieure à ce qu’il touche en heures supplémentaires, comme le directeur des ressources humaines ne manque jamais de le préciser. Ivan Deulofeu dit qu’il sait bien, mais qu’il a besoin de venir ici, qu’il n’y a qu’ici, au bureau, qu’il peut travailler efficacement comme il le fait. Ivan Deulofeu ment quand il dit que chez lui, il ne pourrait pas travailler à cause de toutes les distractions qui le dérangeraient sans cesse, il ment, il n’y a jamais de distractions chez Ivan Deulofeu : il est toujours seul chez lui, mais il le dit quand même parce qu’il ne veut pas rester seul chez lui, il ne veut pas vivre enfermé chez lui. Le directeur des ressources humaines dit qu’il comprend, mais qu’il devrait quand même envisager sérieusement l’opportunité qui s’offre à lui. Ivan Deulofeu en a assez. Il dit au directeur des ressources humaines qu’il a envisagé avec suffisamment de sérieux toutes les opportunités pour qu’on ne le dérange plus avec cette question. Et il ajoute que s’il doit être obligé de ne plus venir travailler au bureau pour travailler depuis chez lui, il démissionnera. Il n’aura pas de mal à trouver un autre travail où on ne le harcèlera pas avec ces histoires stupides de télétravail. Le directeur des ressources humaines dit que ce n’est pas la peine de prendre les choses comme ça, nous n’avons pas besoin d’en arriver à ces extrémités, précise-t-il, nous sommes très satisfaits de votre travail, monsieur Deulofeu, c’est une proposition honnête que nous faisons à tous les salariés pour leur confort, dit-il encore, c’est uniquement dans l’intérêt du salarié, votre intérêt. Ivan Deulofeu répond que son confort et son intérêt, il s’en occupe très bien lui-même. Le directeur des ressources humaines referme la porte du bureau d’Ivan Deulofeu en lui disant bonsoir. Ivan Deulofeu est très irrité par cette scène, il sait qu’il lui faudra plusieurs heures pour parvenir à retrouver son calme. Il quitte son lieu de travail, marche quelques minutes et entre dans un bar qui se trouve sur son chemin. Il ne dit rien d’autre que un whisky et on lui apporte le whisky qu’il boit d’un trait et dit un autre et ainsi de suite un nombre suffisamment important de fois pour qu’Ivan Deulofeu soit ivre, pas mort, mais presque. Un peu à peine avant la morte ivresse, il sort du bar. Il va rentrer chez lui en titubant mais il s’arrête. Il fait demi-tour, marche quelques minutes, prend une rue adjacente. Il croise une fille, il la suit, arrivé dans sa chambre, il lui donne la somme qu’elle vient de lui annoncer et toujours sans rien dire, il remonte sa robe — elle ne porte rien en dessous — et la prend par derrière. Quelques instants plus tard, une ou deux minutes tout au plus, Ivan Deulofeu redescend l’escalier et sort de l’immeuble. En passant, il vomit dans le caniveau et puis presse le pas pour rentrer chez lui. La durée de ce trajet est à peu près la même que celle du matin pour aller au bureau. Ivan Deulofeu y pense quand il passe devant l’entrée souterraine. Il ne pense pas à la mort. Il pense à tous les morts. Il pense à toutes les morts. Il ne pense pas aux corps des morts comme à des cadavres, mais comme à des vivants différents, des vivants négatifs. Il se corrige et pense que ce ne sont pas des vivants négatifs, mais des vivants inversés, des vivants souterrains. Ivan Deulofeu s’arrête devant l’entrée souterraine et la regarde fixement. Ses lèvres bougent imperceptiblement cependant qu’il fixe l’entrée souterraine. On ne comprend pas ce qu’il dit. Et Ivan Deulofeu lui-même ne comprend peut-être pas ce qu’il dit. Au bout d’un certain temps, Ivan Deulofeu entend une voix qui l’interpelle. Il détourne son regard de cet endroit vers celui d’où vient la voix. Il entend ce que la voix lui dit, qui lui demande ses papiers. Il les lui donne. Elle lui répond très bien, très bien. Elle lui dit encore qu’il a l’air dans un sale état quand même. Ivan Deulofeu répond que oui, les temps sont durs. La voix acquiesce ah oui, c’est bien vrai et ajoute qu’il ferait quand même mieux de rentrer chez lui. Ivan Deulofeu ne dit rien. Il jette un dernier regard à l’entrée souterraine et reprend son chemin. Une fois chez lui, Ivan Deulofeu se dirige vers la salle de bains, ne fait même pas attention au miroir qu’il évite selon sa seconde nature, et se nettoie sommairement avant de se déshabiller. Il entasse ses vêtements dans la salle de bains et se dirige nu vers la chambre à coucher. Il se laisse tomber sur le lit, ramène la couverture sur son visage et s’endort sans penser au lendemain, sans penser à rien.