Tout est de l’art : Le sommeil de Daphné

Oui, moi aussi, j’aimerais savoir ce qu’Ivan Deulofeu a bien pu dire en regardant l’entrée souterraine. Mais je ne le sais pas plus que vous. J’ai cherché ses paroles sans en trouver la trace nulle part. Elles ont dû s’engouffrer pour toujours dans le souterrain. Et puis, en fait, quand j’y pense, je crois que je n’ai pas besoin de savoir ce qu’il a dit. Je crois que je le devine trop facilement. Je crois qu’il a dû s’avouer vaincu, s’accuser lui-même, de nos fautes, et réclamer notre défaite, réclamer que nous payions enfin pour tous les crimes que nous avons commis. C’est tout ce que nous sommes capables de faire désormais : exiger notre défaite. Moi, je n’ai jamais aimé perdre. Je ne suis pas non plus un gagnant, non plus, je n’ai pas la rage de vaincre, comme on dit, pas de rancune, non plus, non, mais j’ai le désir de vivre ma vie. Sans gagner ni perdre, simplement vivre. Ivan Deulofeu n’est pas comme moi. Il me ressemble, c’est ce que je suppose, mais il est très différent de moi. Ivan Deulofeu désire la défaite. C’est quand j’ai compris cela que je me suis détourné d’Ivan Deulofeu. Je pensais qu’en racontant son histoire, je découvrirais une vérité profonde, une vérité enfouie dans les souterrains de la ville ou de notre conscience, mais c’est toujours la même chose, c’est toujours la même histoire. Les gens restent sur le seuil et s’accusent, s’ils pouvaient se flageller, jusqu’au sang, ils le feraient, oui, ils n’hésiteraient pas une seule seconde, non, sur la place publique, un coup suivi d’un autre et puis d’un autre, jusqu’à ce que vienne le sang, qu’il se répande et coule en croissants ruisseaux, dévalent ces escaliers interminables qui conduisent de l’entrée aux profondeurs du souterrain. Ce qui les retient ? Peut-être que c’est mal vu, ou alors c’est la peur de la police, la peur de l’enfermement. La peur d’être différent ? Non, ils sont comme tout le monde. Nous sommes tous comme tout le monde. Je ne sais pas si c’est une vérité aussi profonde que le souterrain, mais c’est peut-être un point de départ. Il faut bien commencer quelque part. Il y a des différences, c’est vrai, mais elles sont ailleurs, pas dans notre identité, qui n’est jamais qu’un fragment de quelque chose de beaucoup plus grand dont nous supposons l’existence et que nous ne trouvons jamais. Je me suis trompé en racontant l’histoire d’Ivan Deulofeu : je me sui trompé parce que je pensais qu’il n’était pas comme tout le monde. Il avait l’air si différent. Mais en fait, non, comme les autres, toujours, toujours pareil, toujours la même chose, toujours la même histoire. Oui, je me répète, — c’est fait exprès.
À ce moment, je me suis aperçu que Nelly dormait. Je ne savais pas si elle s’était endormie pendant le commentaire du récit de la journée d’Ivan Deulofeu ou avant, pendant le récit proprement dit. Tout ce que je savais, c’est que j’avais raconté cette histoire à voix basse pour ne pas réveiller Daphné qui avait fini par s’endormir dans les bras de Nelly. Je n’ai pas voulu les réveiller et j’ai refermé l’écran de l’ordinateur sur lequel j’avais lu l’histoire. J’ai éteint la lumière et je me suis dit qu’il serait bon que je dorme moi aussi. J’ai fermé les yeux et, au lieu de m’endormir, j’ai revu cette vieille dame qui était venue me demander une cigarette plus tôt dans la matinée. J’étais sorti sur le boulevard pour fumer et elle s’était approchée de moi. Je n’avais d’abord vu qu’une masse sombre, plus ou moins humaine, à la lisière de mon champ de vision, là, sur la gauche. Puis elle s’était adressée à moi. Est-ce que vous pourriez me donner une cigarette, s’il vous plaît ? J’avais d’abord hésité à le faire et puis j’avais mis la main à la poche, sorti le paquet, pris une cigarette dans le paquet, et la lui avais tendue. Pendant ce temps, elle m’avait dit : Ah merci, c’est gentil, j’en ai besoin. Après lui avoir tendu la cigarette qu’elle a prise, je lui avais souri, attendant qu’elle s’en aille. Mais elle était restée. J’avais continué de sourire pour qu’elle parte, mais elle ne voulait pas ; non, elle voulait parler. Comme je n’avais pas fini ma cigarette, et que moi non plus je ne voulais pas partir, j’ai fini par la laisser faire. Elle m’a dit : Il va y avoir une manifestation aujourd’hui. Je ne sais pas pourquoi, je dois être trop humain, mais je lui ai répondu : Ah bon ? Je croyais que c’était demain. Elle m’a affirmé que ce serait bien aujourd’hui et j’ai dit : Mais il y en a tous les jours, ma parole. À ce moment-là, je me suis aperçu qu’elle avait des poils sur le menton. Quatre ou cinq poils gris et longs qui vivaient leurs vies là, pendaient dans le vide sous son crâne à moitié mort. J’ai trouvé cela très laid. Ensuite, j’ai regardé sa bouche et j’ai vu qu’elle bavait. J’ai fait un petit mouvement en arrière parce que j’ai eu peur qu’elle me crache dessus en me parlant. J’ai voulu lui dire de se taire et de me laisser tranquille : Je vous ai donné une cigarette, c’est déjà beaucoup, il faut partir, à présent, me laisser, allez-vous-en, Madame, mais je n’ai pas osé. Elle a commencé à me raconter une histoire que je n’ai pas comprise. Elle disait qu’elle était allée voir son médecin qui avait voulu lui donner un arrêt de travail, mais qu’elle n’avait pas voulu. Elle m’a parlé des 35 heures et puis des 37 heures et de 41 ans de travail. Sur le moment, je n’avais pas fait le rapprochement avec la manifestation dont elle venait de me parler, mais je supposais à présent que ses propos devaient avoir un rapport avec les motifs de la manifestation. Sauf qu’elle, manifestement, elle ne travaillait pas, mais faisait la manche. J’ai trouvé tout cela idiot, en plus d’être laid et sale, mais je me suis efforcé de ne rien dire d’autre, j’en avais déjà trop dit, et voilà où cela m’avait mené. Elle bavait de plus en plus et moi, je m’efforçais de ne pas cesser de sourire. J’étais sincèrement effrayé et j’avais froid. J’ai éteint ma cigarette et je l’ai jetée dans une poubelle sur le bord du trottoir. J’ai fait deux pas en direction de mon immeuble, mais elle a continué de parler. Je n’écoutais plus, je souriais, c’était tout. Je lui ai dit bonne journée et sa voix s’est éteinte progressivement à mesure que je me dirigeais vers la porte de mon immeuble en lui tournant complètement le dos. Après avoir passé le seuil de l’immeuble, j’ai jeté un petit coup d’œil en arrière, mais elle ne m’avait pas suivi. Elle avait dû reprendre son chemin. Et moi, je suis rentré chez moi.
Pourquoi est-ce que j’ai pensé à cette histoire au lieu de dormir ? Je ne sais pas. Au lieu de dormir, vraiment ? En fait, je ne sais pas non plus, peut-être que je dormais déjà, mais en tout cas, ce n’était pas un rêve, non, c’était le souvenir de quelque chose qui avait vraiment eu lieu un peu plus tôt dans la journée. Ou alors est-ce que j’imaginais un souvenir ? Non, mais non, je ne rêvais pas, je n’imaginais pas. Si je rêvais, si j’imaginais, je crois que j’inventerais une meilleure histoire, quelque chose de plus intéressant que cette scène avec cette vieille clocharde horrible qui pue et parle en bavant alors que moi, je veux simplement fumer une cigarette tranquillement sur le boulevard, comme je ne peux plus fumer chez moi, je suis obligé de sortir, enfin, obligé, non, j’ai choisi de sortir parce que je préfère fumer dehors plutôt que d’intoxiquer Daphné, ma belle Daphné. Si je rêvais, si j’imaginais, j’inventerais autre chose. Mais quoi ? Quelque chose pour Daphné, sans doute. Quelque chose d’autre en attendant.