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On pourrait dire quelque chose comme : « La barbarie est au cœur de l’humanité », mais on voit difficilement quel serait le pouvoir explicatif d’une proposition de ce genre. La barbarie, ici, a le sens du mal, et l’on pourrait tout aussi bien parler de la bêtise ou de l’avidité, on pourrait tout aussi bien parler de n’importe quoi de négatif. La vérité (une vérité d’ordre inférieur, en quelque sorte), c’est qu’il n’y a pas de vérité à ce sujet, même si un esprit moyen comme l’est le mien peine à comprendre en quoi vider un territoire de 50% de sa population ou vendre des armes par dizaines de milliards de dollars à des dictatures sont des initiatives susceptibles de s’opposer à la marche vers le pire dans laquelle, avec une détermination qui semble sans faille, l’humanité se trouve engagée. Quoique l’humanité, ce soit là peut-être un bien grand mot, une partie de l’humanité, tout au plus, serait plus juste, celle qui domine malheureusement le monde. Les phrases sur l’humanité (en tant que genre, généralité) posent problème parce qu’elles paraissent toujours manquer leur objet : Qu’est-ce que l’humanité ? ne permettant pas de faire l’économie de Qui fait partie à l’humanité ? D’un certain point de vue, tout le monde, mais, d’un autre, pas grand monde, ou en tout cas, pas les hommes qui président aux destinées de l’humanité (ce sont toujours des hommes, ou presque, les exceptions n’ayant rien d’enviable, comme si c’était la fonction qui prenait le pas sur tout le reste). On tourne en rond et l’on a beau chercher comment briser ce cercle de malheur, on ne trouve pas. Les époques se suivent et se ressemblent : au moins par expérience, on devrait savoir que la violence ne résout jamais aucun problème (ou alors par l’éradication non du problème mais des êtres qui vivent ce problème, ce qui peut difficilement passer pour une solution acceptable, à moins d’aimer la mort, évidemment), on finit toujours pas se massacrer les uns les autres. On aimerait oser demander Pourquoi ? mais on sent qu’on se heurte là à des questions qui n’ont pas de réponse, ou alors du genre de celles qui provoquent précisément les crimes avec lesquels on voudrait en finir, et pour de bon. Le monde n’est pas un spectacle, mais le spectacle du monde est une expérience déprimante : partout, les mêmes gestes conduisent aux mêmes conséquences, et on en vient à admirer par contrecoup les gesticulations inefficaces de nos petits maîtres à nous : elles sont insignifiantes, mais au moins ne font-elles de mal à personne. À personne, vraiment ? Cela ne reste-t-il pas encore à prouver ? Après avoir écrit ces phrases que je peinerai à relire par la suite, cependant que j’aidais Daphné à faire ses devoirs, j’ai été pris d’une nostalgie par anticipation à la pensée que, bientôt, elle n’aurait plus besoin de moi. Et j’ai beau savoir (toute l’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours nous l’apprend en effet) que ce n’est pas ainsi que l’on passe à la postérité — en prenant soin de ses enfants, en les aimant, la preuve, l’Occident en fait de moins en moins, des enfants — et que, donc, au regard de l’histoire de l’humanité, c’est une activité négligeable et indigne d’un homme, je veux dire : d’un mâle, je ne vois pas, pourtant, écrire mis à part, ce que je pourrais faire de mieux de ma vie. Et, regardant les gens errer sur le boulevard pendant que Daphné écrivait les mots que je venais de lui dicter, ce sentiment ne m’a pas étouffé, il ne m’a pas pris par surprise non plus, je l’ai déjà connu, plusieurs fois, je crois l’avoir déjà décrit, ici, mais il m’a envahi complètement, comme me submergent souvent, ces derniers temps, l’amour, la grâce, le sentiment de la beauté de la vie à quoi rien n’est supérieur. D’où viennent-ils, ces sentiments ? D’un dérèglement hormonal, d’une tumeur cérébrale, d’une incapacité cognitive à voir le monde tel qu’il est ? Je l’ignore, peut-être tout cela à la fois, mais cela ne doit pas m’empêcher d’être heureux, comme j’ai eu l’idée, effectivement, il y a quelques jours, d’en faire le sujet d’un poème (long comme un carnet) qui raconterait l’histoire d’une conscience heureuse dans un monde de malheur. Mais n’est-ce pas déjà le sujet de tous les poèmes que j’ai écrits, de tout ce que j’écris ?