Tout est de l’art : Des voix singulières

Je rêve toujours de voix singulières. J’ignore d’où elles viennent. Lorsque je me m’interroge à leur sujet, il me semble que je n’ai pas envie de le savoir. Je pourrais certes faire l’effort de poursuivre durant le temps nécessaire la réflexion qui me permettrait de le découvrir, mais je suis systématiquement distrait : chaque fois, j’abandonne la piste qui pourrait me conduire à leur origine pour m’attacher à ce qu’elles paraissent vouloir me dire. Elles me racontent des histoires que je connais déjà, que j’ai vécues il y a longtemps, des histoires dont j’ignore tout ou alors que j’ai oubliées. Le fait que je ne sache rien d’elles — je ne pourrais pas, par exemple, décrire leur visage, pas même vaguement —, rien que ce qu’elles veulent bien me raconter et sans même savoir si cela est vrai ou non, ce fait me procure un certain plaisir. Inconfortable, certes, et donc passablement contradictoire, sans doute, mais un authentique plaisir tout de même, comparable à celui que l’on doit ressentir en débarquant pour la première fois sur une terre étrangère, un pays étranger, pour ne pas dire un étrange pays. Mon étrange pays n’est peuplé que de ces voix qui me parlent, mais que je ne comprends pas toujours. Je ne sais pas alors si elles parlent des langues étrangères ou quelque langage de leur invention, et qu’il s’agirait pour moi d’apprendre ou de décrypter afin de me familiariser vraiment avec elles. Car ces voix — après tout, comment le dire autrement ? —, n’ayant point de visages, point de silhouettes auxquels je puisse les rattacher, ces voix ne sont pour moi que des langages, des corps de langue qui s’adressent à moi et que j’écoute, si j’en ai la force. J’aurais dû dire la patience au lieu de la force parce que je n’ai pas le moindre effort à faire : je ne suis plus qu’une oreille qui flotte dans un espace indéterminé, un espace qui d’ailleurs n’existe sans doute pas — un espace peut-il être sans dimensions ? —, ou bien c’est une sorte de masse claire et sombre à la fois, une lumière qui vient de partout se reflétant sur des surfaces opaques dont la couleur m’est inconnue. Les voix ne cessant de me parler, je n’ai pas le loisir de donner un nom à ce que j’ignore ; je le vois dans cet espace, mais cela n’a pas de sens pour moi, seulement les histoires contées, certainement parce que seules les histoires comptent. Parfois, il me faut y revenir, je n’ai pas la patience d’écouter jusqu’au bout l’histoire que l’une des voix me raconte. On pourrait dire qu’un bruit me dérange (c’est une porte qui claque, un robinet qui fuit, une sirène dont le cri de plus en plus proche heurte toujours plus violemment mes oreilles), un peu comme s’il y avait quelque chose d’extérieur à cet espace dans lequel les voix me parlent, comme s’il y avait un ailleurs, un autre ailleurs que cet étrange pays dont le peuple vocalise. Comme si ce n’était pas mon imagination qui rejetait une histoire qu’elle ne pourrait pas admettre avoir créée de toutes pièces elle-même. L’imagination est ainsi, qui veut toujours tout s’approprier quand même il lui faudrait bien reconnaître que ce n’est pas elle, mais une autre, qui invente ce qu’elle vit. À ce moment-là, je pourrais dire que je me réveille, comme j’ai dit plus tôt que je rêvais de voix singulières. Ce vocabulaire, pourtant, me paraît trop simpliste, un peu comme quand on oppose la réalité et la fiction. Je préfère douter qu’il en va ainsi, simplement d’une opposition, simplement du passage d’un état à un autre, chacun excluant l’autre. Ne suis-je pas éveillé quand les voix me parlent ? Ne suis-je pas attentif à chacune des inflexions de leur voix ? Ne suis-je pas concentré au point de pouvoir à l’occasion leur reprocher quelque contradiction dans le déroulement des événements qu’elles relatent ? Elles ne s’interrompent pas alors pour me répondre — pour répondre à mon objection d’incohérence —, mais je sens bien que le cours de leur récit se trouve infléchi par ma remarque et que si elles ne le montrent pas, elles m’écoutent. J’en déduis donc que les voix ont des oreilles, elles aussi. Mais je ne peux pas l’observer directement. Je ne peux qu’en faire l’hypothèse, je ne puis que l’imaginer. De cet état qui ne s’oppose pas à la veille et qui n’est donc pas purement le rêve, qui est une sorte de rêve complexe, de rêve enrichi, de rêve actif, pas une rêverie, quelque chose de plus vaste et de plus dense, de cet étrange pays où les voix résident, de ce pays où je ne peux pas vivre, je rapporte parfois un souvenir, une manière de fétiche que je peux contempler longtemps après que j’en suis revenu. Hors de son contexte, comme tous les fétiches de la mémoire, il n’a plus vraiment le même sens, ce n’est plus un point de départ pour nulle part. Mais il n’est pas tout à fait mort, et si je lui accorde suffisamment d’importance, il racontera de nouveau l’histoire qui l’a conduit ici. C’était peut-être cela, son destin. Je n’aime pas le destin, je préfère dire que c’est le hasard. Mais c’est peut-être la même chose.