Tout est de l’art : Géographie de Colette du Laurier

La géographie d’un pays vide est absconse. Manière de monstre théorique par lequel on s’efforce à l’impossible dans un geste superbe, un peu comme on lancerait un ultime défi : Vous avez tout répertorié, semblerait dire alors la géographe, vous avez tout inventorié, tout cartographié, tout représenté, tout délimité, vous avez écrit toutes les légendes de tous les espaces, mais rien, cela, vous ne pourriez même pas en concevoir la plus grossière et approximative des formes abstraites. Tels n’étaient pas cependant les propos de Colette du Laurier. La géographie d’un pays vide est parfaite, aurait-elle préféré dire, peut-être. Mais elle ne le fit jamais. Littéralement. Colette du Laurier ne parlait pas d’un point de vue théorique, comme si par son geste elle entendait transgresser une quelconque doxa, une bravade, dirait-on, non, elle décrivait avec la plus grande modestie ce qu’elle avait devant les yeux, le coin de terre qui était là, et qu’elle avait baptisé — comment aurait-elle pu faire autrement ? — Lelà. Lelà, elle en avait ensuite tracé la carte : un arrondi tendant vers l’angle droit. La première fois qu’elle montra sa carte à l’un de ses collègues géographes, celui-ci lui fit remarquer, un peu surpris : Mais il n’y a rien. Et Colette du Laurier acquiesça à la négation : Non, il n’y a rien.
— Mais alors, pourquoi ces formes géométriques-là ?
— J’aurais pu en choisir d’autres. D’ailleurs, le pays que je décris peut toutes les recevoir.
— Vous faites donc de la géographie subjective, chère collègue, avait ricané son collègue.
— Le pays n’est pas un objet. Il est le là. Et comme, moi aussi, je suis là, nous échangeons des formes. Cette fois, un demi-cercle qui s’achève en un carré.
C’est ce que Colette du Laurier avait répondu, insensible aux sarcasmes de son collègue. Plus tard après cet entretien, elle était rentrée chez elle. Elle était sortie de la maison et avait fait le tour du grand parc qui l’entourait. Elle avait marché une dizaine de minutes. C’était le temps qu’il lui fallait pour parvenir à Lelà. Là, à la frontière de Lelà, elle s’asseyait et contemplait ce pays vide, ce monde sans monde. Ce n’était pas le dernier espace inviolé, ce n’était pas le dernier morceau de terre inconnue. C’était plutôt un lieu sans intérêt, une petite étendue de campagne qu’on n’avait même pas oubliée parce que personne n’y avait jamais prêté la moindre attention. Avant Colette du Laurier. Un jour qu’elle faisait sa promenade quotidienne dans le parc, elle était passée encore une fois devant cet espace. Elle n’avait d’abord rien remarqué, comme d’habitude, et puis elle avait fait demi-tour au bout de quelques pas. Moins qu’une épiphanie, tout sauf un appel : un lieu comme Lelà n’a rien à dire, il ne s’adresse à personne. Il est là, et c’est tout. Que ce soit tout, pour Colette du Laurier, c’était déjà beaucoup. Après qu’elle eut fait demi-tour, elle considéra cette étendue nulle et crut y reconnaître l’avenir, ce moment très éloigné dans le temps quand il n’y aura plus de raison de distinguer le passé du futur parce que les êtres qui peupleront alors l’univers avanceront dans un espace indéterminé, et ils n’auront pas besoin de le comprendre pour continuer plus avant leur traversée. C’est peut-être cela qu’on appelle une intuition. Colette du Laurier ne le pensa pas ; ce ne fut pas une impression fugace et elle n’en fut pas métamorphosée. Tout continua comme toujours. La pause marquée devant Lelà, elle continua sa promenade, rentra chez elle, dîna, se coucha, et caetera. Elle ajouta simplement une étape à sa ronde quotidienne dans le parc. Elle s’asseyait à même le sol pour dévisager le paysage de Lelà. Elle restait quelques minutes. Au bout d’un mois, elle prit avec elle un bloc de dessin et commença à tracer les contours de Lelà ; un dessin chaque jour, qu’elle ne regardait pas après l’avoir fait. Le temps passa et elle finit le bloc. Elle regarda alors les dessins qu’elle avait faits et s’aperçut qu’ils n’avaient jamais la même forme, la même géométrie d’ensemble. C’était une suite de variations sans solution de continuité autour d’une seule et même étendue. Comme Colette du Laurier le fit remarquer plus tard à son collègue (nous l’avons lu), ce n’était pas l’effet de sa subjectivité — Lelà n’étant pas un objet, mais un pays — ; en regardant les dessins qu’elle avait faits pendant des mois, elle sut que c’était ainsi que les peuples du futur concevraient l’espace : comme un échange de formes, de possibilités, d’énergie entre le pays traversé et eux-mêmes. Un jour, l’idée même d’une différence entre le pays et les peuples cesserait d’avoir du sens. Un jour, il n’y aurait plus que Lelà. Colette du Laurier continua de dessiner le pays qu’elle avait découvert. Bientôt, d’ailleurs, elle ne fit plus rien d’autre. Elle cessa son activité de géographe administrative pour vivre en recluse, limitant ses activités à une petite ronde dans le parc et au dessin de Lelà. « Réclusion », toutefois, n’est sans doute pas le mot qui convient. Elle n’était pas enfermée, au contraire, elle s’était ouverte à un espace. La dernière fois que je l’ai vue, quelque temps avant qu’elle ne disparaisse, je lui dis avec enthousiasme qu’elle avait découvert quelque extraordinaire dans l’ordinaire, quelque merveille au cœur de l’inaperçu, une immense richesse dans le banal, la part plus vraie, la part la plus authentique de l’univers. Colette du Laurier, qui était alors passablement âgée, haussa légèrement le sourcil gauche et sa voix claire ne me répondit rien. Elle laissa passer quelques minutes durant lesquelles je n’osai rien dire de peur de la déranger dans ses méditations. Après un long moment, mais qui ne me sembla pas une éternité, non, simplement un moment vraiment long, elle me dit d’approcher et de l’aider à se lever. Elle ajouta simplement : Suivez-moi. De son pas lent qui lui demandait d’immenses efforts, elle me guida hors de la maison dans le parc, jusque à la frontière de Lelà. Je fus étonné parce qu’il me semblait que nous avions parcouru moins de chemin que la fois précédente pour nous y rendre. Je le lui fis remarquer. Elle me répondit que Lelà était en expansion. Je lui répondis, un peu ironique : Ah oui, comme l’univers. Elle ne marqua aucun agacement, au contraire, elle se contenta d’ajouter avec la plus désarmante simplicité, dans un souffle léger : Comme l’univers, oui, ou le désert. Elle laissa passer un long silence avant de conclure : Mais rentrons. Et ce fut tout. Quand je pense à la géographie du vide de Colette du Laurier, je ne parviens plus à savoir si elle est absconse ou parfaite. Je sais désormais qu’elle ne représente aucune réalité plus vraie. Parce que ce genre de réalité n’existe tout simplement pas. Colette du Laurier ne dessinait pas la carte d’un pays meilleur qui, au terme de son expansion, deviendrait notre univers futur. Elle n’avait pas compris quelque chose de plus profond. En passant devant Lelà, elle l’avait reconnu. Et en y prêtant attention, elle s’aperçut que Lelà était partout.