15525

Peut-être que mes difficultés à m’endormir sont liées à ces deux phrases que j’ai notées dans mon carnet il y a quelques jours de cela : « Célébrer la veille. / Célébrer l’éveil. » Ironie du soir ou ironie du sort, comment savoir ? Si je commence à écrire des phrases prémonitoires, sans doute va-t-il falloir que je sois plus prudent dans ce que je consigne ainsi et que je leur donne un tour plus heureux, plus optimiste. Mais peut-être que cette dimension prémonitoire, mes phrases la tiennent uniquement de leur absolue sincérité, de leur pure naïveté et que, si je faisais des calculs, l’efficace serait nulle. Il n’y a que le hasard, l’imprévisible, fût-il épuisant, qui soit réellement intéressant, le reste, le monde de pure fabrication computationnelle que nous promettent les partisans de l’intelligence artificielle — le monde qu’ils fantasment, en réalité — est à bailler d’ennui : qui a envie d’une expérience qu’il ne fait pas ? N’est-ce pas le plus comique des paradoxes, en effet, que de désirer la dépossession de soi, désirer la fin de sa faculté de désirer ? À quoi bon vivre, après cela ? Comme je l’ai écrit il y a quelques jours : à rien. Ce que l’on cherche précisément. (Cf. Nietzsche, à la fin de la Généalogie de la morale : « L’Homme préfère vouloir le néant plutôt que de ne rien vouloir du tout. ») Et, si l’on considère d’un regard d’ensemble le monde social dans lequel nous vivons (que, contrairement aux dehors démocratiques dont on pare toutes ces prétendues transformations pour le meilleur, nous n’avons pas voulu, mais que nous épousons par défaut), il paraît évident que l’apothéose de la technique — enfin, la machine devenue intelligente va-t-elle remplacer l’être humain qui ne l’est plus assez pour elle — et l’anéantissement volontaire forme un système nihiliste d’une absolue cohérence. Parvenu à ce moment d’essoufflement où l’air se fait rare pour lui, l’être humain cherche par tous les moyens à se débarrasser du poids de son existence : d’une main, il délègue à la machine la faculté de penser qui en faisait un être à part dans l’univers (le « roseau pensant » de Pascal, inventeur de l’ordinateur ; — décidément, le destin ne fait que se moquer de nous) et, de l’autre main, il accorde à l’État le droit de disposer de sa vie au nom de sa liberté individuelle. Qui, dès lors, dormirait sur ses deux oreilles, ne serait-il pas foncièrement coupable ? La nuit noire est devant nous ; elle nous attend.