Tout est de l’art : ∞ (une conversation)

Il me semble d’autant plus étonnant de faire deux rêves d’affilée, qu’il m’arrive la plupart du temps de n’en faire aucun, ou du moins de ne pas m’en souvenir. Ou encore, si je m’en souviens, de préférer les oublier, tout simplement. Comme celui que j’ai fait cette nuit, et que j’aurais préféré ne pas faire, ou dont j’aurais aimé ne pas me souvenir, mais dont je me suis souvenu parce qu’il y avait des blattes dedans, d’énormes blattes qui gambadaient librement sur le plafond. Je n’étais pas dans la pièce où se trouvaient les blattes, mais je les voyais pourtant, comme si j’étais allongé sur le dos. Dans mon impossible position (j’étais et je n’étais pas là), je les voyais d’en bas, nous étions donc face à face, en quelque sorte, puisqu’elles avaient la tête en bas, avec leurs pattes au plafond, et moi, la tête en l’air, avec le dos au sol. Nous étions à l’envers l’un de l’autre, les blattes et moi. Et, sans trop me soucier de cette considération, je me demandais depuis cette autre pièce dans laquelle je me trouvais tout en étant ailleurs comment nous allions pouvoir nous débarrasser de toutes ces blattes, Nelly et moi. Je ne me souviens pas des arguments que nous avons échangés dans le rêve avant de parvenir à la conclusion que la meilleure des solutions était encore de nous servir d’une grenade pour les gazer toutes, solution violente, certes, mais d’une efficacité supposée radicale. En tout cas, c’est ce que nous avons fini par décider. Mais je n’ai pas eu le temps de constater les résultats parce que ou bien je me suis réveillé ou bien le rêve lui-même s’est arrêté là. En fait, et c’est ce qui rend le souvenir de ce rêve d’autant plus étonnant (le souvenir et le rêve, devrais-je préciser, sont étonnants), je crois que le rêve s’est arrêté là, sur une fin qui n’en est pas une. Quelle mauvaise histoire qui ne raconte pas la vie, se lamente-t-on déjà à la lecture de ce récit qui n’en est pas vraiment un. Ou est à l’image de la vie ? Je ne sais pas. Mais je sais que je déteste les blattes, elles me répugnent, il me semble que c’est le tréfonds de la terre qui remonte à la surface, la mort dont elles se nourrissent pour survivre dans les profondeurs où elles résident en temps normal qui remonte avec elles et envahit le monde des vivants. Il n’y a que la surface qui est belle, les profondeurs ne sont jamais peuplées que de blattes qui en remontent pour pourrir nos vies, — littéralement. Ne pas les voir mourir toutes dans mon rêve, exterminées par la grenade qui les devait gazer, parce que cet événement n’avait pas eu lieu dans mon rêve, cela revenait à les maintenir présentes dans la veille, à faire qu’elles soient là, toujours là, même une fois éveillé. Quand je me suis réveillé, bien sûr, il n’y avait pas de blattes au plafond — ce n’était qu’un mauvais rêve —, il n’y avait que la délicieuse présence de Daphné que j’entendais babiller dans sa chambre, mais les blattes n’avaient pas disparu pour autant, non, elles étaient toujours là, présentes à moi par mon souvenir. Le soir, après que nous avons couché Daphné, j’en ai parlé à Nelly, qui m’a dit que c’était dégoûtant. Oui, en effet, lui ai-je répondu. Je crois que c’est pour cette raison que j’ai raconté ce rêve, ou cette manière de non-rêve, de songe inachevé dont je ne puis rien tirer, aucune morale, aucun sens, aucune édification, rien qui me permette d’avancer, de continuer de raconter ce que j’ai commencé de raconter, et que je veux raconter encore, en allant plus loin, toujours plus loin. Moi, m’a répondu Nelly, je crois que c’est ce que tu fais, pourtant, en racontant toutes ces histoires qui te passent pas la tête. J’ai opiné de la même, et puis je n’ai plus rien dit du tout. Un assez long silence s’est fait jusqu’à ce que je demande à Nelly :
— Tu crois que Shéhérazade aurait accepté si elle avait su que ce serait si long ?
— Comment ?
— Non mais, si elle avait su que l’histoire de ces histoires durerait mille et une nuits, crois-tu que Shéhérazade aurait accepté de raconter des histoires pour sauver les femmes et donc son peuple ?
— Drôle de question.
— Je te demande parce que toi, tu les as lues, les Mille et une nuits.
— Oui, d’ailleurs, c’est toi qui me les as offertes, tu te souviens.
— Oui, pour ton anniversaire. C’était un beau cadeau.
— Oh oui. Tu es en train de les lire, c’est ça ?
— Oui.
— Tu as raison.
— Non mais, ma question, tu en penses quoi, toi ?
— Que c’est une drôle de question !
— Sérieusement…
— Ah, c’était sérieux ? Eh bien, je crois qu’en fait, si on avait dit à Shéhérazade que son histoire ne durerait qu’une seule nuit, qu’il ne faudrait qu’une seule et unique nuit pour sauver les femmes, je crois qu’elle n’aurait tout simplement pas accepté. Il y a un plaisir dans la répétition, nous le savons très bien. Les enfants écoutent la même histoire, encore et encore, comme si elle était toujours nouvelle. Et il y a un plaisir à raconter une histoire multipliée par le nombre d’histoires racontées. Une histoire multipliée par mille et une, c’est alors toute la vie qui est réinventée. Chaque nuit augmente le plaisir : en racontant une histoire, en passant une nuit ensemble.
— Pas bête. Pas bête du tout. Une arithmétique du plaisir narratif.
— Tu devrais les finir avant de te poser des questions.
— Oui, je vais les reprendre. Tout m’ennuie. Et quand tout m’ennuie, je lis les Mille et une nuits.
— Ou Contingency, Irony, and Solidarity.
— Aussi, oui.
— Moi, je préfère les Mille et une nuits.
— C’est génial, Rorty, tu sais… Mais enfin, c’est intéressant ton point de vue. La répétition, toutes les nuits la même chose et, en même temps, jamais la même nuit parce que jamais la même histoire. C’est la vie, quoi.
— Pourquoi tu me poses cette question ?
— C’est pour le livre sur lequel je travaille. Au début, je pensais lui donner un titre à la manière des Mille et une nuits, une manière de clin d’œil, si tu veux, et puis je me suis dit que, comme j’en avais fini avec la littérature postmoderne, ce n’était pas intéressant. Au début, je voulais appeler le livre encyclopédie pirate, sauf que le livre n’a rien à avoir avec les pirates. Et n’a rien d’une encyclopédie, d’ailleurs.
— Et donc, tu l’appelles comment désormais ?
— Tout est de l’art.
— Et évidemment, cela n’a rien à voir avec une quelconque théorie égalitariste ou relativiste de l’art.
— Rien, évidemment. Mais, de façon moins évidente, peut-être que si : ce n’est pas une encyclopédie, pas une théorie, mais c’est de l’art. Raconter des histoires, c’est l’art. Les Mille et une nuits, c’est le fantasme absolu. Raconter autant d’histoires, tu imagines, et encore plus, même. J’aimerais écrire des milliers d’histoires. J’aimerais faire un livre qui soit des milliers d’histoires. Mille et une fois mille et une histoire. 1002001. Enfin, je crois.
— Tu n’en es pas certain ?
— Non, je suis en train de l’écrire.
— Comme Paludes, quoi.
— Oui, mais Paludes, c’est le commencement de la littérature postmoderne. Moi, je suis déjà passé à autre chose.
— Comment ça s’appelle ?
Tout est de l’art ; je viens de te le dire.
— Oui, je sais, je sais. Mais l’autre chose à laquelle tu es passée, l’autre phase de la littérature, comme tu dis.
— Ce n’est pas une phase. Ça n’a pas de nom.
— Ah…
— Oui.
— Bon, d’accord. Et donc, j’imagine que cette conversation sera couchée par écrit dans ton encyclopédie.
— Ce n’est pas une encyclopédie, je te dis. Mais oui, il y a des chances, en effet, que cette conversation soit couchée par écrit, comme tu dis.
— D’autres aussi ?
— Certaines.
— Nos disputes ?
— C’est inévitable.
— Tu exagères. Je vais encore avoir le mauvais rôle dans l’histoire.
— Pas dans celle-ci en tout cas.
— Ah bon, tu trouves ?
— Oui, tu dis des choses plus intelligentes que moi.
— Si c’est ce que tu penses.
— C’est ce que je pense.
— Et donc, dans ton encyclopédie, enfin, ton livre, tu vas tout mettre : les histoires, notre histoire, Daphné, la théorie de tes histoires et de ton livre.
— Exactement, oui. Sauf que ce n’est pas une théorie. Les histoires devraient toujours progresser. Sans cesse s’étendre. Proliférer comme un merveilleux champignon. Les histoires devraient ne pas avoir de fin.
— Comme l’univers.
— Comme l’univers, oui, ou le désert.
— À l’infini ?
— À l’infini, je ne sais pas. Je ne parviens pas à me représenter l’infini. À moins que ce ne soit qu’un symbole : 

— Tu fais vachement bien le geste.
— Ah oui, tu trouves aussi ? C’est une question d’entraînement, je crois. En tout cas, si l’infini est un geste, c’est quelque chose qui me va. Si c’est une étendue, je ne sais pas me la représenter. Et si c’est un symbole, cela ne m’intéresse pas parce que les symboles ne m’intéressent pas.
— Un geste de la main.
— Oui, un mouvement. L’expansion, la prolifération, la possibilité que les histoires n’en finissent jamais parce que tout peut toujours reprendre, être repris, s’orienter différemment. Pas une ligne droite, mais un déploiement, dans tous les sens, de significations.
— Mais alors, ce n’est pas une encyclopédie du tout. Ce n’est pas une totalité.
— Tu as raison, je te l’ai dit, ce n’est pas une encyclopédie. Mais le livre tend vers l’infini. C’est pour cette raison sans doute que je préfère le geste au symbole. Parce que le symbole est forcément clos sur lui-même alors que le geste est en action. Et puis, tu oublies qu’elle devait être pirate, mon encyclopédie. C’est un court-circuit. C’est aussi ce qu’on peut entendre dans « tout est de l’art » : à la fin, il ne devrait plus y avoir que des histoires.
— C’est un peu tiré par les cheveux.
— Ah…
— Mais c’est un bon titre, Tout est de l’art.
— C’est l’essentiel, non ?