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La fascination avec laquelle, hier au soir, suite à une remarque que Nelly m’avait faite, j’ai relu les premiers chapitres du Hussard sur le toit de Giono m’a étonné moi-même. Loin de Thèbes n’a pas grand-chose à voir avec le Hussard et pourtant, comme me l’a fait remarqué Nelly, il y a une sorte de proximité atmosphérique, qui ne tient pas à l’intrigue, mais à l’atmosphère, à la traversée d’un espace. Angelo erre dans un territoire hostile, mais auquel, pourtant, il n’est pas étranger, il n’est pas à part du reste du monde, même quand le reste du monde, c’est littéralement la mort. Et c’est peut-être parce qu’il n’est pas séparé du monde qu’il ne succombe pas au mal qui ronge les êtres humains qui le peuplent. La catastrophe ne l’inquiète pas, au double sens du terme. Je crois que cette idée d’absence de coupure entre le moi et le monde est essentielle à comprendre : tant qu’on se représentera la monde comme séparé de nous, êtres humains, et nous-mêmes, êtres humains, comme coupés en morceaux, avec d’un côté une âme, ou un esprit, ou un moi, ou un cerveau et, de l’autre, un corps, nous échouerons à nous réconcilier avec l’univers, à comprendre que le cosmos n’est pas un lointain étranger, mais qu’il est partout, autour de nous, à l’intérieur de nous. Pas plus qu’il n’y a d’esprit, d’âme, de moi, ou de cerveau, si par « moi » et « cerveau » on entend des entités distinctes du reste du corps, il n’y a de corps ; il n’y a que des organismes, et nous ne sommes rien de plus que cela, cet organisme, qui n’est pas séparé du reste de l’univers, mais fait exactement des mêmes composants que le reste de l’univers. Rien de plus, c’est-à-dire : nous sommes tout cela, nous sommes tout cet univers, qui est à l’intérieur même de nous parce que nous sommes faits de la même chose que lui, parce que ce qui nous nourrit, nous alimente, cela fait faire vivre tout ce qui existe depuis l’apparition de la vie sur terre il y a quelque 3,8 milliards d’années de cela. Notre histoire (celle qui, prétend-on, s’écrit) est microscopique au regard de ce temps qui semble immensément long, et elle n’est pas quelque chose d’à part, elle est pleinement à la suite : notre histoire s’inscrit dans cette histoire, elle n’en est ni coupée ni le terme, l’accomplissement, la fin. De même que nous traversons l’histoire, l’histoire et la terre, l’histoire et la terre nous traversent. Et cela n’a rien de mystique, de mystérieux, ni de métaphysique, en tant qu’organismes vivants nous sommes faits de la même matière, de la même énergie que tous les organismes vivants qui existent sur terre. Tel que je le vois, Angelo n’est pas en lutte avec l’univers. Il a des principes moraux exigeants, certes, sévères, même, aussi sévères que le jugement qu’il porte sur ses semblables, mais il ne juge pas le monde, il s’y déplace, il y est à sa place. Angelo ne peut manquer de rappeler Ulysse, qui lui aussi est un héros positif, c’est-à-dire sans rupture avec l’univers. Tous deux —faut-il le rappeler ? —, le Piémontais, le Grec, sont méditerranéens. La Méditerranée — c’est une théorie sauvage, quelque peu sauvage, que la mienne, mais tant pis, je l’avance malgré tout— est l’un des lieux de la terre où cette absence de séparation avec l’univers se fait sensible (s’est faite sensible dans l’histoire et se fera encore sensible à l’avenir). L’un des lieux d’où on peut la saisir, la comprendre, la faire sienne, l’embrasser, l’épouser, la proclamer, en vanter les infinis mérites, toutes choses à quoi notre mentalité morcelée nous interdit d’accéder.