23525

Avec les moyens du bord — c’est-à-dire : aucun —, je dessine ce que je vois. Au dos de cartes postales promotionnelles (elles me soulagent de l’angoisse du support que je ressens souvent : ne pas être à la hauteur de la qualité du support que j’utilise pour faire ce que je fais, d’où mon choix, assez fréquent, d’utiliser des matériaux bon marché, carnets grand public et stylos du même ordre pour faire ce que je souhaite faire, ainsi, si c’est mauvais, raté, etc., je peux déchirer, arracher, jeter sans avoir mauvaise conscience), je trace des traits plus ou moins adroits, plus ou moins fidèles à la réalité de ce que je vois, mais qui, quand je les regarde après coup, me semblent convenir. Évidemment, il n’y a aucune virtuosité, mais ce n’est peut-être pas ce que je cherche, et une technique plus affirmée, plus maîtrisée, me l’apporterait-elle ? J’en doute. Daphné, voyant les dessins que j’ai faits hier au soir, me dit que c’est joli, que je ne sais pas dessiner les visages, certes, mais que je ne suis pas mauvais pour le dessin d’observation, et puis entreprend de m’expliquer comment on dessine un visage. Oui, cette enfant est merveilleuse. « Dessin d’observation », c’est l’expression en usage, mais je ne sais pas si elle me convient. La question, j’insiste peut-être un peu lourdement là-dessus, mais enfin, passons, la question n’est pas que ce soit bon d’un point de vue technique (ce ne l’est pas et ne peut pas l’être puisque je n’ai pas de technique), mais que quelque chose se produise qui échappe à une certaine forme de surdétermination intellectuelle que je sens peser un peu lourdement sur moi. Avec les légendes des cartes postales promotionnelles, j’invente des titres par suppression de mots : « Dans une jeune époque 2025 » pour les dessins du coquillage, « musique 2025 » pour celui de la cabane qui se reflète mal dans un étang imaginaire. N’est pas étrangère non plus à cette démarche l’invasion paradoxale de la perfection produite par la machine : on se flatte d’une perfection qui n’a aucune réalité, qui n’est que pur mirage, pure illusion, pure chimère. N’est-ce pas formidablement bête que le faux soit parfait ? Et qu’on s’enorgueillisse de la perfection du faux comme si c’était réellement le point culminant du progrès (i. e. de notre histoire) ? Pourquoi faudrait-il que je désire le faux ? Que cela ne nous paraisse pas étrange me paraît extraordinairement étrange. À cette perfection fausse, je préfère la maladresse de mes traits de crayon dont je sais, pour être celui qui les trace, au moins qu’ils sont réels. Une esthétique du faux, en tant que sensation du faux, est une forme de suicide. N’est-ce pas ce à quoi notre Occident vieillissant tend désespérément : la disparition ? Le faux parfait, pour le consommer (que j’aie conscience ou non qu’il l’est, faux), il faut que je fasse la pétition de principe qu’il est vrai, ou que cela ne fait aucune différence, qu’entre le réel et un artifice parfait, s’il y a peut-être une différence de nature, cette dernière tend à s’estomper à mesure qu’on s’y habitue. Et c’est vrai que l’on s’habitue à tout, notre naturel étant plastique, mais comment cela pourrait-il susciter mon envie ?