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De quoi rêver sinon de la vacance ? À quoi aspirer sinon à d’immenses plages désertes ? Qu’y a-t-il de plus beau que la gratuité absolue ? À mesure que les valeurs d’une époque obsédée par la rentabilité, l’argent, l’utilité s’affirment, comment ne pas désirer leur plus parfait inverse ? Et non pas la lenteur en soi, la chose sans destin, l’art pour l’art, mais des gestes plus légers, moins de gravité dans la voix, plus de justesse dans le regard, l’oreille attentive au lieu de celle qui mendie un peu de silence que le vacarme où se conjuguent la bêtise et la violence toujours lui refuse ? Hier matin, cependant que je traversais le jardin pour le plaisir simple d’aller, un enfant criait, mais très fort, et pleurant : « Je veux partir ! », ne cessait-il de répéter en hurlant, juste à côté de son père qui, assis sur un banc, dans l’indifférence la plus totale, était en train de discuter avec un autre homme, sans même prêter un regard à l’enfant, exactement comme si ce dernier n’existait pas, me suis-je dit. J’ai eu beaucoup de peine pour cet enfant. On aurait pu dire que ce n’était qu’un caprice ou un chagrin, et c’eût sans doute été vrai, mais ce ne l’était pas du point de vue de l’enfant, seulement pour qui est absolument incapable de se mettre à la place de l’autre, de voir la vie et l’univers de son point de vue à lui, qui reste toujours prisonnier de son petit ordre personnel. Dans l’ordre du père, ce qui fait la force, c’est de ne pas se soucier de l’enfant, de faire comme si de rien n’était, exactement comme s’il n’existait pas. J’ai eu beaucoup de peine pour l’enfant, dont je ne sais rien par ailleurs, sans doute parce que l’abandon qu’il devait ressentir dans son petit malheur, il m’arrive de le ressentir, moi aussi, du simple fait que je suis au monde, non que j’existe, que je vis, mais du fait que je suis dans ce monde avec les conceptions qui sont les siennes. Qui ne ressent le besoin très profond, qui vient de très loin, du cœur même de la douleur de notre présence au monde, de se mettre à hurler, comme l’enfant, « Je veux partir ! », et ne se retient que dans la mesure où il a été dressé pendant de longues années à ne pas céder à de telles impulsions, à ne plus consentir à soi-même, à ses sentiments, à ses sensations ? On voudrait se rouler par terre, pleurer toutes les larmes de son corps, pousser des cris rauques afin d’exprimer loin, le plus loin possible, hors de notre organisme, tout le mal que l’on nous fait, mais l’on se tient droit. Quelle tristesse. Ne t’arrive-t-il pas de le penser, toi aussi, quelle tristesse. Chaque jour, main dans la main, dirait-on si elles en avaient, la mort et la machine avancent, et c’est cela qu’on appelle le progrès, la machine et la mort, la machine de la mort, la machine de mort. Et jamais, ne le pressens-tu pas, il n’y aura suffisamment de larmes dans notre corps pour pleurer toute la tristesse qu’on nous inspire. De mes dessins, j’ai rempli le quatrième verso des cartes postales dont je te parlais avant-hier ; — comprends-tu ce que je veux dire ?