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Pas grand-chose aujourd’hui. Hier, quand je les ai entendues, plutôt que vues, j’avais tiré les rideaux pour me voiler la face, mais cet artifice a fait long feu, ces hordes de fanatiques envahir la ville (à laquelle, en réalité, ils sont étrangers, la ville les repousse tant qu’elle peut, sans jamais y parvenir vraiment), j’ai eu l’impression de vivre dans un pays du tiers-monde, ce que la France est, mais non un pays du tiers-monde au sens où l’on entend habituellement cette expression (pour désigner quelque pauvre coin perdu d’Afrique, d’Asie, ou d’Amérique du Sud, lointain), sans exotisme aucun, ici, tout simplement, en raison de la triste réalité d’un pays qui s’avilit parce qu’on n’a plus d’idées de lui et que, au nom d’idéaux qui cachent mal leur racine opportuniste, on abandonne ses habitants à eux-mêmes, à leur condition d’origine, tout horizon d’émancipation, toute perspective d’éducation étant désormais considérée comme une forme d’oppression. Mon idée, c’est qu’il faudrait abandonner jusqu’à l’idée même de ce pays, laquelle n’est plus opérante, ne signifie plus rien, ne cesse de se désagréger et, en se désagrégeant, fait plus de mal que de bien aux gens qui y vivent, et se trouvent les victimes (consentantes, malgré tout, pour la majorité, qui n’a pas encore désespéré de participer à la vie publique, se prête toujours à cette comédie grossière) de cet affaissement commun, abandonner l’idée dont elle participe (l’État, la Nation, et toutes les entités majuscules qu’on peut insérer dans la série), mais ce n’est pas pour aujourd’hui, ni probablement pour demain. Le plus embarrassant, telle est du moins mon idée, c’est de maintenir en vie quelque chose d’obsolète et de vivre dans cette obsolescence, comme si elle pourrait encore avoir quelque avenir. À supposer qu’elle en ait jamais eu (l’État-Nation n’a jamais fait que préparer la guerre, c’est-à-dire la destruction, soit le contraire de l’avenir), elle n’est qu’un souvenir des siècles passés, incompréhensible et encombrant. L’État-Nation, en tant que forme sociale, s’oppose à la vie, il ne la permet pas, il l’entrave. Mais sa dégénérescence n’implique pas libération de la vie, au contraire, elle l’entraîne par le fond. D’où cette impression de chute sans fin : plus personne ne croit en ce qui a permis l’avènement de l’État-Nation, chacun croit à son petit truc à soi (faux, irrationnel, contraire au savoir, évidemment, la plupart du temps) dans un cadre qui ne permet pas cette disparité de croyances. En souffrant ces gens en train de s’agiter hier au soir (hurlements, vrombissements des moteurs, tirs de mortiers d’artifice, et j’en passe, je n’ai pas pris la peine d’inventorier l’attirail ordinaire de la célébration, qui ressemble à s’y méprendre à de bruyantes funérailles, qu’on veuille bien me pardonner cette paresse, il faisait chaud et j’étais fatigué), la fête avait l’air d’une tristesse à mourir. Il faut bien quelque chose pour se prouver qu’on existe, c’eût pu être n’importe quoi, mais c’est toujours ce qu’il y a de pire en soi. La dégénérescence des cadres sociaux est la condition de cette explosion de tristesse délirante : la société ne propose plus rien qui élève, elle a renoncé à l’éducation, à l’émancipation, elle laisse les êtres désêtre dans le plus cruel des vacarmes où le défilé ne masque même plus la trivialité du chacun pour soi. Au sommet de la chaîne ontologique, l’argent a définitivement réglé notre compte. Pour autant, l’idée du petit chantier, je ne l’ai pas abandonnée, elle prend forme, dans les détails, certes, aujourd’hui, mais qui ont un sens, participent de la signification de l’ensemble. Et n’est-elle pas merveilleuse, la possibilité de cette harmonie du tout et des parties ? Encore faut-il avoir les moyens de penser, c’est vrai. Mais tout le monde ne les a pas. C’est injuste, mais c’est vrai.