D’où viennent les souvenirs ? me suis-je demandé en voyant ce petit pot de sauce en train de refroidir sur le comptoir de la cuisine. Je venais de me souvenir de ces victuailles que nous stockions sur le rebord de la fenêtre, il y a je ne sais plus combien d’années de cela quand nous nous installâmes dans l’appartement de l’autre côté de la cour intérieure et que nous n’avions pas encore de réfrigérateur. À cette époque-là de l’année, il faisait froid à Paris, et nous n’en avions pas besoin, nous étions heureux. « LE PLAISIR DE CONSOMMER », ai-je lu écrit en capitales d’imprimerie, tout à l’heure, je venais d’aller courir, sur la devanture d’un magasin d’électroménager de la rue de Rennes ; c’était un petit film dans lequel on voyait un homme à la peau couleur sombre regarder un écran de télévision, et la phrase était un commentaire de sa jouissance manifeste. Dans le conte « Funes el memorioso », qu’on pourrait traduire par « Funes qui se souvient », Jorge Luis Borges raconte l’histoire d’Irénée Funes qui, suite à un accident de cheval, acquiert un mémoire absolue (il se souvient de tout), ce qui entraîne chez lui une paralysie de la pensée. La première fois que j’ai lu cette histoire, je n’y ai pas songé, mais on peut la comprendre de plusieurs façons : comme une critique de Proust, comme une sorte d’autobiographie parallèle (l’accident chez Borges implique infirmité, chez Funes, le don extraordinaire se révèle aussi une infirmité), comme un mémoire sur le temps, etc. Dans le conte, Borges fait mourir Funes d’une congestion pulmonaire, mal qui semble n’être sans aucun rapport avec son don funeste, mais qui en est sans doute une expression métaphorique : en grec ancien, πνεῦμα signifie aussi bien souffle qu’esprit, âme, et dans le conte l’impossibilité de penser se confond avec l’impossibilité de respirer : la mémoire absolue coupe la pensée aussi bien qu’elle coupe le souffle. Nous autres, simples mortels, nous nous souvenons par à-coups, comme Proust. Mais le reproche que l’on peut adresser à Proust, c’est que ses souvenirs sont tous extraordinaires, ils nous font voyager d’un bout à l’autre de l’Europe, de Paris à Venise en passant pas la Beauce, ouvrent des perspectives métaphysiques d’une profondeur abyssale, quand la plupart des souvenirs, en réalité, sont triviaux, insignifiants, banals, pour ne pas dire scabreux. Borges a-t-il voulu dire cela en rendant son Funes malade de ses souvenirs ? Plus tard, à son tour, Vila-Matas se souviendra de cette histoire d’étouffement quand il inventera un personnage qui ressemble à s’y méprendre à celui de Borges, Montano, malade de littérature. Borges était-il déjà malade de littérature, qui ne pouvait écrire une histoire sans superposer des couches de textes les unes aux autres dans lesquelles, lui, comme tout lecteur, nous sommes condamnés à errer comme dans un infini labyrinthe littéraire ? Et que dire de moi, alors, qui ne puis voir un pauvre et négligeable pot de sauce en train de refroidir sur le comptoir de la cuisine sans traverser la cour, le temps qui a passé, et une tout un pan de l’histoire de la littérature du XXe siècle ? Qui intoxique qui ? Qui étouffe qui ? suis-je à présent enclin à me demander, au lieu de savoir d’où vient la mémoire, c’est bien plutôt de qui elle vient qui marque en profondeur le point d’interrogation. On se perd dans les méandres de la mémoire comme dans le réseau neuronal, le dédale de la littérature comme dans le labyrinthe de la pensée : chaque pas que nous faisons pour avancer nous égare. Mais c’est aussi ce qui nous guide. Qui se souviendrait de tout serait paralysé. Mais un tri élégant ne nous éloigne-t-il pas encore plus de la vérité que l’égarement ? La sauce, c’est moi qui l’ai cuisinée, cet après-midi, et elle était délicieuse, je le confesse en toute humilité.

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