Caricature, toute la ville, et partant, toute la vie sociale, semble l’être devenue. Devant la jamais si mal nommée peut-être librairie Shakespeare and Company, en fin d’après-midi, longue file de touristes qui font la queue. À quelques pas d’eux, dans la plus grande pauvreté, un homme est allongé par terre, les jambes croisées, il dort ou bien il est mort, nul ne le sait. Quand je suis revenu vivre à Paris, ce sont ces visions d’hommes gisant à même le sol, dans la plus grande misère, sans qu’on sache s’ils étaient morts ou vivants, qui m’ont le plus frappé : même pas un carton de fortune, quelque chose qui imite la couche pour les séparer, les protéger, les sauver de l’humiliation, de la déshumanisation. Non, rien : on est là, on tombe, à même le sol, et l’on ne peut pas dire si l’on vit ou si l’on est mort. De toute façon, parvenu à ce stade de la déchéance, quelle différence peut-il bien y avoir entre la vie et la mort ? Et la mort elle-même, n’est-elle pas préférable à la vie ? (Argument des euthanasistes.) À quoi mesure-t-on le degré de civilisation d’une société humaine ? De quel mètre étalon dispose-t-on pour ce faire ? La proximité entre la débauche du consumérisme (à la librairie s’est greffé un café, plus grand, plus moderne que celle-là, qui fait office de relique — c’est ici que JJ, etc. — à visiter pour faire marcher le commerce : on ne vend pas qu’un ersatz de café, on vend le succédané de rêve qui va avec) et la plus grande pauvreté ne nous donne-t-elle pas une indication ? Ce n’est pas un étalon qu’il nous faut, c’est une appréciation des écarts, moins une mesure qu’un sentiment. C’est à l’absence de mesure que l’on mesure une civilisation, au double sens du terme : à quel niveau de démesure se trouve-t-elle et jusqu’à quel point est-elle prête à renoncer à la mesure, l’évaluation, la quantité, la valeur ? La société tire dans un sens ou dans un autre : le culte de la valeur est le triomphe de la démesure, l’abandon du mètre ouvre la possibilité de cultiver ses sentiments. Je m’arrête quelques secondes à peine, prend la photographie de ce que je vois : au premier plan, un homme vêtu d’un jogging noir et sale, portant des baskets noires, est étendu par terre sous une plaque où l’on peut lire : « Square Pierre-Gilles de Gennes (1932-2007) Physicien Professeur au Collège de France Prix Nobel de physique », à l’arrière-plan, à moitié masqués par le feuillage des arbres, on lit les mots suivants : « AND COMPANY Café » sur la devanture d’un commerce devant lequel une file ininterrompue de gens qui ont tout l’air de touristes font la queue pour entrer dans la prétendue librairie Shakespeare and Company, à droite, dans le hors-cadre de la photographie, la file ininterrompue s’étend sur une dizaine de mètres au moins. L’indifférence n’est pas un phénomène individuel, c’est un phénomène social : la société évalue à qui elle porte son intérêt. « Tout cela, c’est une question d’argent » est un jugement que l’on pourrait être enclin à porter, mais je crois que ce n’est pas vrai : si on leur posait la question, les touristes qui font la queue devant Shakespeare and Company exprimerait probablement leur dégoût de l’argent, eux, ce qu’ils aiment par-dessus, diraient-ils, c’est l’art, la poésie, la littérature, la beauté, la culture. Et pourtant, à quelques pas d’eux, un homme meurt ou dort dans la plus grande pauvreté sans émouvoir ni attirer l’attention de personne. Que moi. Quelle est donc cette culture qui a l’émotion si variable ? Loin de moi l’idée de résoudre le problème de la valeur, loin de moi l’idée de résoudre quelque problème que ce soit, je décris ce que je vois, et le malaise que fait naître en moi la grande ville livrée au consumérisme au tourisme et à la festivité obligatoire.

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