Il y a deux ou trois jours de cela, quand je me suis dit que, à défaut d’avoir des amis, je pourrais aller voir un psy, histoire d’avoir quelqu’un à qui parler, je crois que je n’étais pas tout à fait sérieux, mais pas tout à fait non sérieux, non plus, non. Après tout, si le but est d’avoir quelqu’un à qui parler, payer ou non la personne en question importe peu, mais combien est-ce que cela coûte de payer un psy rien que pour lui parler ? À mon avis, en effet, me suis-je dit en tâchant de poursuivre mon étonnant raisonnement un peu plus loin, ne pas avoir d’ami ne saurait être considéré comme un trouble psychique nécessitant un suivi thérapeutique remboursé par la Sécurité sociale, encore que, c’est ce que je me suis dit aussi, ne pas avoir d’ami est peut-être la conséquence d’un trouble psychique qui n’a pas encore été diagnostiqué et qu’un psy, précisément, pourrait être en mesure de déceler, ou du moins, c’est ce que je me suis imaginé qu’un psy me dirait, si j’allais le voir, confessant que la seule raison pour laquelle je vais le voir, c’est pour avoir quelqu’un à qui parler, il me répondrait : « Oui, mais vous êtes-vous demandé pourquoi vous n’avez pas d’amis ? N’y a-t-il pas un trauma là-derrière ? » La derrière ou le derrière ? Je ne sais pas. Je ne sais pas s’il y a un trauma ou s’il n’y en a pas, ce que je sais, c’est ce que j’ai dit à Nelly, que j’avais toujours eu des amis et que c’était étrange, à présent, de me retrouver sans, sans que je comprenne très bien pourquoi, je suis quand même beaucoup plus facile à vivre qu’avant, non ? ai-je demandé à Nelly, ce à quoi elle a répondu que oui, ce qui signifie donc que ce n’est pas parce que je suis devenu plus invivable qu’avant que je n’ai plus d’amis, mais simplement parce que je ne vois plus personne et que, parmi les gens qui savent que j’existe, et il y en a quand même quelques-uns, personne n’a envie de me voir pour me parler. Est-ce le genre de choses qu’on dit à son psy ? Je ne sais pas, je ne suis jamais allé voir de psy, et l’idée d’aller en voir un rien que pour avoir quelqu’un à qui parler, à mesure que j’y pensais, me semblait de moins en moins bonne, parce que, si j’allais voir un psy pour avoir quelqu’un à qui parler, rien ne me garantissait d’avance que j’aurais envie de parler à cette personne que serait aussi le psy, que ce serait une personne que je jugerais digne de m’écouter, et non un de ces abrutis comme il y en a tant qui font sembler d’écouter, semblant d’entendre, mais qui n’écoutent pas et n’entendent pas, et parlent pour ne rien dire. Si je vais voir un psy, me suis-je dit, ce n’est pas pour parler pour ne rien dire, non, cela n’aurait aucun sens. Autant rester chez moi. Oui, mais si je reste chez moi, je ne risque pas de rencontrer quelqu’un à qui parler, mais si je sors de chez moi, je ne vais pas arrêter des gens dans la rue en leur disant : « Bonjour, je m’appelle Jérôme Orsini, je suis écrivain, et je cherche quelqu’un à qui parler, êtes-vous cette personne ? », non, ce serait le meilleur moyen d’avoir des problèmes avec la justice et de finir par être obligé de parler à un psy à qui je serais obligé de parler, de parler de mes traumas, ce qui ne fait pas mon affaire, non, pas du tout. Est-ce que ce que je suis en train d’écrire à présent justifierait que je consulte un psy, non pour avoir quelqu’un à qui parler, mais parce qu’il est manifeste que j’ai des problèmes ? Je ne sais pas. Je sais que j’ai des problèmes : la perturbation du climat, la pollution de l’air, de la terre, de l’eau que je bois, de l’eau dans laquelle je me baigne, la violence qui règne dans tous les domaines de la vie sociale (la vie intime, la vie publique, le travail, l’école, l’espace public, l’espace privé, partout), la haine qui prospère sur la haine, tout cela, ce sont des problèmes dont je souffre, mais j’en souffre au même titre que tout le monde, à l’exception notable et assez remarquable, tout de même, de tous ces horribles êtres qui profitent de tous ces problèmes (les riches, les bigots, les salauds), quoique tout le monde n’en ait peut-être pas conscience au même degré. Que tout le monde n’en ait pas conscience au même degré, qu’est-ce que cela change à la souffrance que me causent ces problèmes ? Plus j’avance dans ce journal, et plus je me rends compte qu’une personne qui ne serait pas concernée par ce que j’écris comme moi je suis concerné par ce que j’écris pourrait me prendre pour un fou furieux tout droit échappé de l’asile ou dont l’état psychique nécessite un internement dans les plus brefs délais ou, du moins, une consultation psychiatrique en urgence, mais moi, non, je ne le crois pas. Même si je n’ai personne à qui parler, et je suis conscient que ce défaut réduit considérablement mon horizon mental, ce qui me pose problème, comme je viens d’essayer de le raconter ici-même, je me sens plutôt bien. À un moment de cette journée presque entièrement écoulée à présent, quand est apparu de façon manifeste qu’il ne me restait plus guère de temps pour écrire mon journal, je me suis dit que je me sentais tout de même très bien et que ce n’était pas le meilleur état dans lequel être pour écrire des choses intéressantes que de se sentir bien, qu’il valait peut-être même mieux se sentir mal pour aller au cœur des choses, mais je n’en suis pas certain, en tout cas, me suis-je dit, se sentir bien, ce n’est pas un sujet porteur, tu vois, ce n’est pas avec cela qu’on fait les contenus qui choquent, clivent et font vendre, tu vois, mais choquer, cliver, vendre, ce n’est pas tout à fait ce que je cherche, si ? Non, je ne crois pas. Et après, j’ai écrit mon journal. Que voilà.

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