19625

En pensant au Marché de la poésie qui s’ouvre aujourd’hui non loin de chez moi, je me dis : le seul poète que j’ai envie de voir vient dîner à la maison ce soir, aucune raison, dès lors, de m’y rendre, cette année non plus. Voilà qui est heureux. Comme nous l’avions été, Nelly et moi, de constater que, pour notre mariage (le neuf juillet d’il y a quelques années), la place Saint-Sulpice, régulièrement occupée par diverses manifestations d’intérêt discutable (salon des antiquaires, marché aux esclaves, biennale de la bêtise), ce jour-là, ne l’était pas, nous laissant ainsi libres d’aller et de venir autour de la fontaine sur la place en face de la Mairie du VIe arrondissement de Paris. La vie est bien faite, n’est-ce pas ? Parfois, quand j’écris mes phrases, mais il y a longtemps que cela ne m’était plus arrivé, je me souviens de ce piètre critique qui avait trouvé certains passages de mon journal « insignifiants », je cite de mémoire, c’est le peu dont je me souviens, mais c’est déjà trop, et peut-être que ce qui m’avait choqué dans l’emploi de cet adjectif, c’est l’espèce de censure morale a priori que ce genre d’individus — des gens politisés, tu vois — exercent sur le monde social qui les entoure, et la terreur passive qui va avec : si tu ne parles de ce dont tout le monde parle, tu es d’emblée discrédité, alors fais ce qu’on te dit de faire, sinon. Mais moi, parler de ce dont tout le monde, cela ne m’intéresse pas, pour plusieurs raisons : je crois en l’originalité, peut-être moins en tant qu’état qu’en tant que recherche, et puis, ce dont tout le monde parle est effrayant. Les gens qui agitent des drapeaux me font peur, et on agite beaucoup de drapeaux en ce moment. Beaucoup trop, et de plus en plus. J’ai l’impression que ce n’est que le début, en outre, qu’on nous enjoint déjà de choisir le nôtre (on organise même des distributions), celui qu’il faudra aller agiter ensuite sur la place publique comme les bons petits imbéciles qu’on veut que nous soyons et que nous sommes, de fait, puisque nous le faisons. Alors, oui, en ce sens, l’insignifiance que me reprochait le critique aux petites idées(il se plaignait de ne pas entendre la voix qu’il voulait en lisant la Vie sociale, peuchère), je la revendique puisque la signifiance qu’on lui oppose, on la connaît, et on sait à quoi elle mène. On peut bien essayer de dire aux gens : Arrêtez, ce que vous êtes en train de faire ne conduit qu’au pire. En vérité, on sait que c’est inutile. Une grande part de la vie sociale est déterministe, une fois le processus enclenché, il est impossible de l’arrêter. La perspective de la destruction est de plus en plus manifeste, mais on continue, parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre. L’esprit qu’il faudrait avoir pour s’écarter du chemin ainsi tracé, s’il est disponible, n’est pas valorisé. Il ne paraît pas assez sérieux, assez profond, il y a des sujets dont il faut parler, c’est obligatoire, qui change de sujet est interdit d’exister. Que faire alors ? Sans doute, rien. Continuer, soi aussi, avancer sur son propre chemin. Ce n’est pas une vérité, c’est une nécessité. Hier, voyant l’affiche d’un film signé Pasolini (prénom Uberto), dans lequel Ralph Fiennes est censé jouer le rôle d’Ulysse et Juliette Binoche, celui de Pénélope, j’ai eu peur : la parodie est allée trop loin, elle s’est dépassée elle-même, et contribue à part entière à l’entreprise mondiale de destruction. Tant pis, il faut parler son patois.