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Excès de zèle. — Après avoir méthodiquement abattu la raison occidentale, coupable (selon eux) de tous les maux de la planète, et l’avoir réduite à la plus crasse expression d’un cynique mécanisme de domination, d’oppression, d’humiliation, les zélateurs du bien se trouvent désormais fort dépourvus quand ils entreprennent, au nom de la science, de convaincre les peuples qu’il faut dans l’urgence engager des actions, consentir à des renoncements, opérer des changements, modifier nos comportements. Ces derniers, anesthésiés, ne répondent plus, en effet, à la voix à laquelle, naguère encore, ils étaient sensibles, mais réagissent uniquement aux promoteurs du pire, aux charlatans, aux escrocs, aux bonimenteurs, aux tricheurs, aux milliardaires et à leur idéal kitsch de possession et de dépenses somptuaires pour briller dans les yeux des manants qu’ils exploitent et (donc) méprisent. La raison rabaissée et foulée aux pieds, à quoi les peuples seraient-ils sensibles sinon à la bêtise, à la bravade, la violence, la haine, l’instinct du mal, la passion de l’égoïsme, l’indifférence, la vulgarité ? La conversation, qui devrait jouer un rôle central dans l’idéal démocratique conçu non comme régime mais comme processus, accomplissement sans fin, interminable perfection, a cédé la place à la lutte, au combat (ce qu’est, en vérité, toute forme de militantisme), où se bâtissent de nouvelles oppositions binaires insurmontables que la déconstruction de la raison s’était donnée pour objectif de dépasser. Or, la déconstruction — qui ne survit pas au-delà du sens premier que Derrida a donné à ce mot, c’est-à-dire : la Destruktion de Heidegger — n’aura jamais été qu’un projet de destruction aveugle aux effets de sa cause : il s’agissait de mettre à bas, tant il est vrai que le plaisir est immense de montrer qu’on est plus malin que les autres, qu’à nous, on ne nous la fait pas, qu’on a enfin percé à jour les vraies substances derrière les fausses apparences, que ce que nous tenons pour beau est en fait laid, que ce que nous tenons pour vrai est en fait faux, et que les lendemains vont désormais chanter. Comment ? On ne sait pas, on verra bien, ce ne peut pas être pire qu’hier. Vraiment ? On a fait porter le doute sur les objets, non sur les procès, y compris et surtout ceux qui permettaient de porter le doute. On a agi avec enthousiasme : « Ça y est, on a trouvé ! », et l’on s’est trouvé bien étonné quand on n’est tombé sur rien et qu’on s’est privé des moyens d’inventer quelque chose de neuf. On se retrouve alors avec une panoplie de croyances assertées sans la moindre critique et dont le catalogue, de l’athéisme à la soumission absolue en passant par l’animisme, procure une sorte de vertige nauséeux. Comme dans les temples de la consommation que sont les hypermarchés, là où l’on est sensé tout trouver, chacun selon son goût, on en ressort dégoûté de tout, et pressé de se mettre au régime. Mais qui mettra nos croyances à la diète la plus sévère qu’elles nécessitent ? L’inflation délirante des spiritualités (de la gymnastique enfermée dans une salle chauffée à 40°C au monothéisme le plus rétrograde) semble déprimante au regard des promesses d’émancipation qui nous ont été faites par le passé, mais elle constitue le fondement même du nouveau contrat social aux termes duquel chacun est en droit d’explorer sans être jugé les abysses de l’absurdité. Il n’apparaît pas ainsi ridicule d’être un communiste animiste pour qui la soumission à un dieu intolérant et cruel est une option philosophique acceptable qui relève du libre choix de chacun. Le paradoxe est ainsi qui veut que, quand rien ne semble plus insensé, c’est que tout l’est déjà devenu. Et, si désespérantes soient-elles, il faut s’habituer à ces nouvelles coordonnées : il est trop tard pour les lumières, c’est au tour de l’obscurantisme de briller. Ne nous reste plus qu’à chausser nos verres fumés contre le soleil noir de la réalité.