6725

Il pleut. J’ai mal à la tête. En quelques jours à peine, la température a chuté d’une vingtaine de degrés environ. À la vigilance canicule succède ainsi la vigilance orages. Mais y a-t-il une vigilance migraine ? Je crois bien que non. Pourtant, la vigilance est universelle, n’est-ce pas ? Avons-nous si peur de la vie ? Ou voudrions-nous nous assurer contre le moindre risque, ce qui est impossible, alors nous tremblons, comme des feuilles mortes, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il fasse froid, qu’il fasse chaud, qu’importe ? Tout à l’heure, un poids irréel pesait si lourd sur mon crâne que je me suis endormi en regardant Wimbledon, ma guitare dans les bras. Je sentais les arêtes de l’instrument s’incruster dans ma chair (au réveil, je verrai les stigmates du sommeil sur ma peau striée de bois) et j’entendais vaguement les cris des joueurs ou des joueuses, les voix des commentateurs ou des commentatrices, je ne suis plus certain de rien, qui formaient un indistinct fond sonore sur lequel je flottais malagréablement. Hier au soir, comme la veille, déjà, je me suis endormi en écoutant la rediffusion d’une émission de France Culture consacrée au projet de train musical auquel John Cage participa en Italie vers la fin des années 1970. Il s’agissait d’un projet de train sonorisé où, dans chaque voiture, un dispositif de commutateurs permettait aux voyageurs de contrôler le mixage des sons captés par des microphones placés contre les parois extérieures du train. Sans possibilité de couper le son, les voyageurs pouvaient contrôler le volume de chacun des microphones au cours de son trajet à bord d’Il Treno. Des gens montent dans le train, d’autres descendent en gare, on parle, on joue, on rit, on vit ; — c’est la musique de John Cage. Avec Wimbledon en fond sonore, ai-je songé pendant mon sommeil, c’est un peu la même chose, à cette nuance près que je ne contrôle rien, mais m’abandonne complètement aux sons qui m’environnent, lesquels s’estompent, disparaissent, fusionnent et forment le tissu même de ma rêverie. Quand je me suis réveillé, le mal de tête n’avait pas disparu, il s’était simplement déplacé, se recentrant, de la gauche derrière l’œil où il était tout d’abord situé, vers le milieu du crâne, mais toujours penchant du même côté, preuve, s’il en fallait une, qu’un déplacement avait bien eu lieu cependant que je dormais. Quand je me suis réveillé, je ne sais plus si la pluie tombait encore ou non. Avant de me faire violence pour écrire cette page de mon journal, j’ai regardé par la fenêtre et la pluie tombait à verse. Je me suis dirigé vers la fenêtre de gauche du salon, j’ai ouvert la fenêtre, et j’ai photographié ce que je voyais, vers le haut (la tour) et vers le bas (le boulevard). Ce matin, Daphné était heureuse qu’il pleuve, m’a-t-elle dit, parce que c’était un temps parisien et qu’elle aime Paris. En fin de journée, juste avant que je n’entreprenne la rédaction de mon journal, elle est venue me voir et m’a dit que c’était la pire après-midi de sa vie. Là aussi, quelque chose s’était déplacé. Dehors, en tout cas, grâce au mauvais temps, le boulevard est calme, les terrasses sauvages des commerces de bouche n’envahissent pas l’espace public, on entend bien quelques sirènes d’urgence, mais elles ne sont que des distorsions ridicules de l’espace-temps qu’il fait. Nul ne peut les prendre au sérieux ; au contraire, on plaint les êtres humains contraints de vivre ainsi. Mon mal de tête est-il passé ? Plus ou moins. Je regarde par la fenêtre : le ciel est gris. Vivement que je me couche.