Pour échapper au dégoût qu’inspire le monde social, faut-il échapper à la vie ? Mais faut-il échapper au dégoût ? Ne porte-t-il pas le poids de la réalité, plus qu’il ne porte sur elle, poids sous lequel il se refuse de céder ? Et puis, qu’est-ce que cela veut dire, échapper à la vie ? S’échapper de la vie ? Mais, tout d’abord, y a-t-il un ailleurs ? Et, à supposer qu’il y en ait un, où serait-il ? Ailleurs, c’est vrai que c’est toujours un peu nulle part, mais cela est-il le sens que tu veux donner à la phrase ? À toutes les phrases ? Éternelles vacances, n’est-ce pas le rêve ? Au lieu de toujours rentrer, et trouver porte close. Car, elle est peut-être bien là, la vérité, dans la fermeture du monde, l’enfermement : le monde social est un bocal dans lequel on tourne sans fin, sans but, sans raison, sans issue, sans horizon. Le vrai fou, dès lors, n’est-ce pas qui ne devient pas fou, qui tient le coup, qui s’en sort, sans jamais sortir, qui s’accommode, qui s’habitue, qui se fait à tout, qui convient de tout, et à qui tout convient ? Convention de notre réalité, qui n’a rien de convenable. Comment se fait-il qu’on ait toujours le sentiment de dysfonctionner face à la normalité ? Et qu’on en vienne toujours à se dire, d’une manière ou d’une autre, si j’étais un autre, tout n’irait-il pas bien mieux ? Désert de la sensibilité. Comment se fait-il que tous ces gens ne nous semblent pas perdus, mais qu’il sachent parfaitement, au contraire, où ils vont, et qu’ils y aillent ? Pilotage automatique. Voyant tous ces corps être, on se dit qu’on pourrait s’absenter mille ans, le délai n’y changerait rien, on les trouverait identiques à eux-mêmes, faisant toujours de même, faisant toujours le même. Les dehors auraient peut-être changé, oui, comme la mode, mais la vie sociale serait toujours fondamentalement égale. Tout n’est-il pas fondamentalement égal ? Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ni même broyer du noir, non. Simplement l’étonnement. Encore que le mot n’aille sans doute pas. « Se dit en attique de marionnettes, etc. », écrit Chantraine, à propos de θαῦμα, « merveille, objet d’étonnement et d’admiration ». Et il ajoute : « Comme premier terme de composé dans θαυματο-ποιός (avec ses dérivés) “celui qui fait des tours” et θαυματουργός (avec ses dérivés) même sens. » Pas grand-chose à voir avec l’origine de notre traduction, adtonare, « frapper de la foudre ». Même les rois thaumaturges, au fond, ne sont que des faiseurs de tour. Le θαυμάζειν, ainsi, ne signifie pas la stupéfaction, la stupeur qui nous frappe, il n’y a aucune crainte dans sa signification, aucun tremblement, mais les yeux tout ronds ouverts devant un tour que l’on exécute sous nos yeux : il doit y avoir un truc, un tour de passe-passe, qu’il appartient au spectateur de démasquer. Peut-être est-ce Descartes, avec les manteaux et chapeaux de ses Méditations, qui a le mieux compris le sens de ce θαυμάζειν (je ne parle pas de la réponse, je parle de la question) : qu’est-ce qu’il y a là-dessous, qu’est-ce que le monde social nous cache, qu’est-ce qu’on essaie de nous faire accroire, pourquoi cherche-t-on à nous toujours duper ? Qu’est-ce que cache la réalité telle qu’elle se présente à moi ? Qu’est-ce qui me prouve que tout n’est pas faux, mensonge, tricherie, trahison ? Et caetera. Le masque dégoûte : il falsifie.

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