Scène d’un grotesque cosmique. L’homme pousse son gros ventre à travers le boulevard. Il porte un marcel noir, un bermuda vaguement assorti, et des chaussures de sport grisâtres comme des sabots. Soudain, au beau milieu de son périple urbain, il s’immobilise et adresse de grands gestes à une voiture qui ralentit pour lui céder le passage. On pourrait les traduire par la progression suivante : « Passe. Qu’est-ce t’as ? Casse-toi ! » Langage ordinaire de l’univers. Limite toujours amincie qui nous sépare du meurtre. Sur les trottoirs, de part et d’autre du boulevard, c’est la taverne omniprésente. Des femmes et des hommes sont attablés autour de verres de bière ou d’autres alcools qui sentent le remugle et d’assiettes qui n’inspirent guère que graisse et maladies coronariennes. C’est cela, le bonheur, à Paris, l’été, de consommer. Si l’on émet l’hypothèse que le microcosme est une image miniature du macrocosme, il est urgent de détruire le cosmos pour inventer quelque chose de neuf qui échapperait enfin à l’universelle grossièreté. Si ce microcosme n’est pas une image miniature du macrocosme, mais une sorte d’anomalie de l’humanité attardée, on a hâte de fuir cet endroit pour des rivages plus accueillants, plus ouverts, plus justes, plus évocateurs. À présent, l’homme est allongé sur le banc de l’abribus. Par terre, devant lui, sont posés de grands sacs qui débordent dont l’un est fixé à une sorte de chariot. Installé comme il est, sur le flanc droit, les jambes repliées, le bras fléchi qu’appuie un sac à dos qui lui sert de coussin et la main sur la paume de laquelle repose sa tête, on dirait un empereur romain. Et c’est vrai que le peu de cheveux qu’il lui reste sur la tête semblent une manière de couronne de laurier. Ou peut-être est-ce un dieu, égaré dans le labyrinthe de l’histoire, qui sait ? Un homme porte la pinte aux lèvres, grimaçante libation. Cela fait trois semaines et un jour que je n’ai pas bu d’alcool. Et, encore que la tête me semble lourde — mais c’est l’ennui qui pèse ainsi —, cette ascèse me rend léger. Léger. De plus en plus léger.

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