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Déposséder de son non. — « Penser, c’est dire non », affirmait jadis le Percheron de la philosophie. Et, aujourd’hui que toute velléité de négation s’est vue déconsidérée comme étant d’emblée réactionnaire, on a bien du mal à comprendre en quoi elle a jamais pu jouir de quelque prestige aux yeux de nos lointains et arriérés ancêtres. Ce n’est pas qu’il y ait une vérité bien profonde dans l’affirmation du non, c’est plutôt l’inverse : que la négation du non révèle la force de l’angoisse qui nous étrangle en elle. Car, si jamais il s’avérait que nous ne nous orientions pas inéluctablement vers le bien, ne découvririons-nous pas par là même que le mal est en chacun de nous et non une sorte de maladie qui touche une certaine catégorie de la population, comme la sénilité ou un virus ? Les époques qui rejettent la négation éprouvent une telle peur du mal qu’elles préfèrent s’en cacher l’existence : comme l’histoire s’achèvera en une apothéose de bienveillance universelle, pensent-elles, le mal ne peut pas réellement exister, il ne saurait rien être qu’un moins bien passager qu’il n’importe pas de comprendre, simplement de dénoncer, la prière suffisant à le chasser. Le progressisme n’est jamais le constat d’un progrès réel, mais toujours un acte de foi. La vérité ne s’impose pas dans le cours de la conversation, par la conviction qu’emportent des arguments rationnels et des sentiments justes, non, elle doit donner à qui la reçoit l’impression d’être transfiguré, que tout est transformé, et que désormais rien ne pourra plus barrer le chemin du triomphe. Un peu comme, de la prédication de saint Paul à Éphèse jusques à la Bücherverbrennung des Nazis dans l’Allemagne de 1933, chaque autodafé semble la promesse d’un monde meilleur, dont la purification par les flammes n’est que la forme extérieure, frappante, mais en rien nécessaire en soi. Le mode de réception du progrès n’est pas la confiance en soi, des mœurs plus douces et des phrases plus sensées, mais l’enthousiasme, la liesse, le débordement. Le progrès ne rend pas serein, il excite : il doit tout emporter sur son passage, balayer les résistances, comme du fleuve sorti de son lit rien ne peut plus maîtriser le cours. Après son passage, on est épuisé et, dans cet état d’hébétude, on peine à comprendre que tout soit exactement comme avant. Comment est-ce possible ? Le bien serait-il impuissant ? Le non n’est pas l’essence de la pensée, ni de quoi que ce soit, il est  peut-être un appel au retard, au délai, à l’atermoiement, quelque chose qui ne serait pas très loin du « frein d’urgence » de Benjamin, mais non par paresse ni par angoisse, plutôt pour jouir encore un peu du temps qui passe avant qu’il ne soit définitivement passé. Non pas aller lentement pour le plaisir de traîner, donc, mais comme on admire un paysage, les nuages qui défilent au-dessus de nos yeux, tout là-haut, et l’horizon lointain qu’on devine depuis le rivage, loin, très loin. Où que je me trouve et où ne se trouve pas la mer, j’en viens tôt ou tard à éprouver le même sentiment de peine, de manque, de nostalgie : sans la mer, nous sommes aveugles, il faut nous rendre à l’évidence. La mer ne nous berce pas, elle nous transporte, elle nous transperce.