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« Huit, écrit Paul Valéry dans l’un de ses cahiers qu’il tenait depuis 1894 en 1935, Levé avant 5 h. — il me semble à 8, avoir déjà vécu toute une journée par l’esprit, et gagné le droit d’être bête jusqu’au soir. » Ce qui, si l’on en goûte toute l’ironie, ne laisse tout de même pas de surprendre, un peu comme si, in fine, être intelligent était un devoir, une tâche à accomplir. Et il y a sans aucun doute de cela chez Valéry, beaucoup. Mais c’était une autre époque, quand on avait le devoir d’être intelligent (c’était ce que l’on attendait de qui faisait profession d’écrire) et que le droit d’être bête devait se gagner. N’as-tu pas l’impression que, pour notre part, le seul droit que personne ne réclame plus, c’est bien celui d’être intelligent ? Comme si tout était légitime, sauf l’intelligence, sauf la pensée, l’idée s’étant installée que l’intelligence est suspecte. L’intelligence, d’ailleurs, pour nous, n’est plus l’intelligence : il ne peut plus y avoir de génie, ou alors seulement sous les traits de quelqu’un de bizarre, bourré de manies et de tics, une sorte de personnage comique comme on en voit dans les séries télévisées. L’intelligence est une structure de domination, un marqueur social, un élément de distinction, une entrave à l’égalité, une expression d’un système d’oppression. Bref, tout sauf de l’intelligence. Quand j’étais étudiant, j’avais passionnément lu les Cahiers de Valéry (je crois que ce sont des passages dans les livres de Bouveresse qui m’avaient donné envie d’aller voir, les Cahiers et Monsieur Teste) mais, à présent, les rouvrir, c’est faire une expérience tout à fait différente bien que ma fascination pour les carnets soit demeurée intacte et que, depuis cette époque-là de ma vie, je n’ai cessé d’en écrire. Que ces Cahiers soit la part la plus importante de l’œuvre de Valéry (on peut lire, par exemple, qu’ils sont « la seule œuvre qu’il acceptait comme pleinement sienne ») et qu’ils soient aujourd’hui encore largement inédits (seule une édition en fac-similé publiée par le CNRS couvre l’ensemble des Cahiers tenus pendant cinquante ans) n’a rien d’étonnant : un certain secret entoure toujours les grandes œuvres dans leur double monumentalité. Mais ne succombe pas au fétichisme : ces Cahiers, il faut avant tout les livres comme une invitation, une indication, une incitation à faire, à écrire, à œuvrer dans le secret. Le culte que notre époque voue à la publicité (à tous les sens du terme : la réclame, le marketing, la transparence, et caetera) est de nature à interdire toute grande œuvre, car l’œuvre de cette époque est avant tout et toujours déjà un produit de consommation, elle ignore le retrait, la distance, le pas de côté, et se condamne à n’être qu’un commentaire de l’époque. Nos prophètes sont des radoteurs d’immédiateté. Aujourd’hui, qui écrit une seule phrase sincère, gagne le droit d’être bête jusqu’à la mort. Mais il vaut mieux se taire, ou du moins garder l’essentiel pour le silence. Et, on retrouvera bientôt l’absolue nécessité des mystères, de nouveaux genres d’άγραφα δόγματα platoniciennes, des doctrines privées, cachées, dissimulées, des vérités non pas indicibles, non pas inédites, mais à indire (retirées de la circulation), parce que presque personne ne peut les entendre, et qu’elles ont besoin pour l’être d’une oreille patiente, interminable, ce dont la publicité est la négation, et de ce qu’il faut bien appeler une transmission clandestine.