15725

Exactement comme tous les dix kilomètres de la terre ne se valent pas, encore qu’ils mesurent bien dix kilomètres, l’identité est une illusion de la perception. D’un certain point de vue, une chose est une chose, à commencer par elle-même, et cela, c’est le point de vue du donné, de l’évidence reçue, qui nous l’impose en effet cependant que, d’un autre point de vue, aucune chose n’est une chose, et surtout pas la chose qu’on a estimé qu’elle était, et surtout pas elle-même. Chaque instant, à supposer qu’on lui applique une certaine division du temps, semble le même instant que le précédent et le même encore que le suivant — si l’on parvenait à les scruter de suffisamment près, tous ces instants, perdu dans le détail des phénomènes sans mémoire, on s’apercevrait sans doute que c’est le cas —, et pourtant, il n’en est rien : tout se ressemble et rien n’est pareil. Qu’il soit indispensable, pour des raisons pratiques, de tout rapporter au même étalon, qu’il fasse un mètre ou autre chose, cela ne saurait impliquer que ce genre de mesure comporte quelque réalité outre la convention que l’on se donne, que l’on reçoit, que l’on admet, que l’on transmet, que l’on accepte. Or, ce point de vue du donné, non seulement n’est pas le seul point de vue possible, mais c’est un point de vue quelque peu grossier, lui font défaut la finesse, la connaissance du terrain, le savoir du dénivelé, l’expérience des coteaux, la sensibilité aux côtés. Il faut n’avoir pas couru les sentiers côtiers pour penser comme Héraclite que le chemin qui monte est le même que celui qui descend. À la vérité, fatidique, le demi-tour peut l’être, et il n’est pas rare de trouver la descente de la sente escarpée bien plus violente que la montée. Haut et bas ne se confondent pas plus qu’il ne se ressemblent, si nous les appréhendons de diverses manières, et chaque fois autres, c’est qu’ils sont sans commune mesure avec la géographie distante, lointaine, qui en a fixé, dans les esprits comme sur la carte, le tracé définitif. Or, qu’y a-t-il de plus mouvant qu’un chemin ? Tout change, en fonction du temps, en fonction de l’air, en fonction du pied, en fonction de la vie, en fonction de la fonction : il faut philosopher comme un âne qui porte son bât, avec tout l’entêtement et la sensibilité au terrain que la charge de vivre nécessite. Car, voilà bien tout ce qu’il y a à faire : avancer, avancer, avancer.