Chérir. — Comment se fait-il que la simplicité de la vie te fasse toujours l’effet d’une découverte, ou d’une sorte de révélation ? Te faut-il donc toujours en faire l’expérience ? Et moins, sans doute, pour découvrir le x, pour se le voir révélé, que parce qu’il est en quelque sorte de la nature du x de devoir être l’objet d’une expérience. Je m’explique : que la vie bonne soit simple (que, dans la vie, bon = simple), c’est une vérité assez triviale tant qu’on ne l’expérimente pas soi-même. Tant qu’on ne l’expérimente pas soi-même, c’est une sorte d’adage qui sent le grenier où sont entassées les souvenirs d’êtres qui ont vécu au cours des siècles dans cette maison que l’on s’apprête à raser pour bâtir un complexe immobilier ultra-moderne. Et puis, pour une raison ou pour une autre, une perception, une sensation, une émotion, un mouvement, un déplacement — que sais-je ? —, que la vie bonne soit la vie simple apparaît clairement, non pas comme une vision fugace, mais comme quelque chose de solide, de tangible, sur quoi l’on peut se reposer pour errer un peu moins. Mais, ici, « se reposer » ne sous-entend aucune forme de confort bourgeois, cela signifie plutôt « sur quoi s’appuyer », qui n’échappe pas totalement au doute, mais s’impose avec l’éclat d’une éclaircie : à cela, pour ainsi dire, on sait qu’on peut se fier, si subtil soit-il. Le passage de ses Cahiers où Valéry écrit : « Il n’est pas impossible que ces écritures, ce mode de noter ce qui vient à l’esprit ne soient pour moi, une forme du désir d’être avec moi et comme d’être moi — Et je m’en aperçois en observant souvent le soulagement de me retrouver devant ces cahiers comme en pantoufles — pensant à ce qui me vient — et non à ce à quoi il faut penser pour les autres », je ne sais pas s’il est désopilant ou consternant ou s’il ne contient pas l’aveu de la limite du génie, qui, face à lui-même, ne peut que s’avouer que les aventures de l’esprit sont des paresses du moi. Rangé sous la rubrique « Ego », cette confession attendrit : quand la bourgeoisie intelligente s’ennuie, elle écrit. Cela, je ne sais exactement l’expliquer, il me semble que c’est le contraire de ce que j’entends par « la vie simple », non pas la vie confortable, passablement paresseuse de qui a ses petites habitudes de génie, mais quoi alors ? On comprend la nature d’un esprit moins à ses grandes déclarations de principe qu’à certains de ses aveux. Ainsi, Valéry écrit-il : « J’ai beau faire, tout m’intéresse » et « Je n’ai pas d’admiration pour la nature », où se confesse l’intellectuel de chambre dont les vastes horizons sentent toujours un peu le renfermé. On lit dans les Cahiers de Valéry l’irrépressible besoin de toujours tout ramener à soi. M’est étrange quiconque entend penser sans aucun sens du sublime, sans conception de ce qui le dépasse infiniment, ce dont l’effroi pascalien est le signe avant-coureur angoissé. La vie simple, je ne sais pas pourquoi c’est ainsi que me vient la formulation, la vie simple est à l’abri du sublime : non pas protégée de lui (comme l’est le penseur en pantoufles devant son petit cahier d’écolier qui fait ses devoirs), mais protégée par lui, comme déroulement du quotidien à la condition du sublime, car, s’il n’y avait pas de sublime, dans sa permanente banalité, le quotidien serait purement et simplement intolérable, purement et simplement invivable. Qui s’est affronté au sublime, à ce qui le dépasse infiniment, sait que la vie bonne est la vie simple.

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